22 octobre 2000
AL-JAZIRA,
Une Chaîne
Libre Au Proche-Orient
La télévision arabe qui dérange
« Je
suis persuadé qu'une des principales causes du retard dont souffre le monde
arabe est l'absence de liberté de sa presse.
Nos
sociétés cachent la poussière sous le tapis depuis bien trop longtemps. Mais,
un jour, une presse libre permettra peut-être l'émergence de la démocratie
dans le monde arabe » Al Kassim Fayçal
Plus que tout
autre, le contexte médiatique arabe se caractérise par le conformisme et la
révérence. La plupart des grands médias sont contrôlés, directement ou indirectement,
par les pouvoirs politiques qui y font régner une implacable censure. La chaîne
Al-Jazira, du Qatar, diffusée vingt-quatre heures sur vingt-quatre par satellite,
constitue une exception. La qualité de ses informations, sa liberté de ton
et son irrespect à l'égard des pouvoirs établis suscitent un formidable engouement.
Tous les mardis,
à 21 h 05 temps universel, un nombre grandissant d'arabophones se préparent
à regarder un débat intitulé « La direction opposée »,
qui met aux prises deux interlocuteurs défendant des propositions contradictoires.
Ressemblant au « Crossfire » américain, il s'agit de l'émission
la plus populaire d'Al-Jazira, la chaîne satellite du monde arabe, qui a le
mérite d'offrir à ses téléspectateurs une information non censurée et les
commentaires les plus libres que ceux-ci aient jamais pu entendre dans leur
propre langue. Al-Jazira a bouleversé un paysage audiovisuel étriqué, fragilisant
l'étau dans lequel les gouvernement enserrent leur population.
L'animateur
de « La direction opposée » s'appelle Fayçal Al Kassim. Issu d'une
famille de paysans pauvres habitant la région du Jebel, en Syrie, Kassim a
toujours été fasciné par les médias. A trente-neuf ans, il jouit d'une popularité
dont il n'aurait pu rêver lorsque, à quatorze ans, il réalisa son ambition
juvénile de visiter les locaux de Radio Damas, ni même au cours des sept ans
qu'il passera à la section arabe de la BBC, probablement la source d'information
la plus respectée du monde arabe avant la création d'Al-Jazira.
Il y a cinq
ans, le cheikh Hamad Ben Khalifa El Thani du Qatar renversa son père au cours
d'un coup d'Etat non violent. L'événement ne défraya pas vraiment la chronique :
avec une population autochtone d'environ 100 000 habitants, l'émirat
est le plus petit des pays arabes, et Doha la capitale la plus ennuyeuse du
monde. Mais le nouveau souverain mettra rapidement de l'animation avec une
démocratisation « par le haut » en créant un canal satellite destiné
aux pays arabes.
Rien de très
étonnant dans cette tour de Babel qu'est devenue la région. En plus des innombrables
médias locaux, qu'il contrôle ou manipule, chaque gouvernement doit désormais
posséder son propre canal de diffusion panarabe. Et c'est l'Arabie saoudite
qui domine ce nouvel ordre de la communication, la famille royale et ses alliés
du monde des affaires ayant investi des milliards de dollars dans d'énormes
chaînes « off-shore » comme la MBC, à Londres, ou Orbit et ART à
Rome.
Mais les contenus
tardent à évoluer : on retrouve, dans chaque pays, la même propagande,
et les actualités restent servilement dominées par l'emploi du temps des présidents,
monarques ou émirs. « C'est le journalisme des " bonjour " et des
" au revoir ", explique Kassim, qui
consiste à énumérer les personnalités que le Guide a reçues et raccompagnées. »
Et ces chaînes
s'appuient sur les formes les plus basses de distraction, soap operas égyptiens
interminables, films étrangers doublés, quiz et autres jeux, talk-shows superficiels,
variétés et quelques émissions émoustillantes sur le plan sexuel. Un peu comme
si on voulait empêcher les Arabes de penser à la politique. Et si les conflits
qui déchirent la « famille » arabe sont connus de tous, sur le front
médiatique, toutes s'efforcent de respecter la Charte de l'honneur arabe,
édictée en 1965 par la Ligue arabe et principalement destinée à faire taire
une presse libanaise alors notoirement vénale, mais aussi réfractaire.
Le maître du
Qatar a pris la décision tout à fait inédite de faire financer la nouvelle
chaîne par son gouvernement tout en lui laissant une entière indépendance.
« Nous ne possédons ni armée ni char,
rappelle un jeune archiviste qatari, rien qu'Al-Jazira. » Mais cela a suffi
à ce trou perdu pour conquérir toute la région - par la plume plutôt que par
l'épée. Et ce avec seulement trois cents employés. Ce qui ne manquera pas
de surprendre le président Moubarak lors d'une visite : « Tout ce tapage est venu de cette boîte à sardines ! »
Non sans une
certaine ironie, personne ne contribuera davantage au triomphe de ce David
que le Goliath des médias, le « frère aîné » du Golfe, l'Arabie
saoudite elle-même. Jusqu'alors, celle-ci finançait, à travers la chaîne Orbit,
les nouveaux services arabes de la BBC. Mais lorsque, en 1996, la BBC s'obstina
à diffuser un film critique envers le royaume, celui-ci mit fin à ce partenariat.
Kassim et dix-neuf employés au chômage furent alors attirés par les salaires
et la liberté promis par le Qatar. Un engagement tenu de bien meilleure façon
que la plupart d'entre eux ne s'y attendaient. Kassim peut en effet constater
qu'il ne reçoit pratiquement aucune directive à propos du contenu des programmes.
« Je traite ici de problèmes que
je n'aurais jamais pu espérer soulever lorsque je travaillais à la BBC. »
Une équipe rassemblant
des citoyens de presque tous les pays arabes se formera autour des anciens
employés de la BBC, et Al-Jazira émet désormais vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
La chaîne a révélé l'existence d'un public qui a soif de rigueur et de sérieux.
« Selon l'idée communément admise,
explique Kassim, les jeunes et les femmes au foyer ne s'intéressent
pas aux émissions sérieuses - mais les lettres que je reçois prouvent qu'ils
apprécient les nôtres. » Cette stratégie visant un public
de qualité a permis à Al-Jazira d'enterrer ses concurrents. Un récent sondage
montre en effet que son plus proche rival, la MBC, financée par l'Arabie saoudite,
se trouve loin derrière, suivie, de façon curieuse, par ANN, qui émet de Londres
et appartient au frère dissident du défunt président syrien Hafez El Assad.
Les Arabes anglophones
qui se tournaient vers CNN ont désormais un programme équivalent dans leur
langue natale, qui répond à leurs préoccupations, avec un enthousiasme et
une pertinence qu'aucune chaîne étrangère ne pourrait égaler. Le nombre de
spectateurs a évidemment progressé de manière exponentielle. « Nous sommes en général les premiers à traiter
les nouvelles, déclare le rédacteur en chef, Salih Nagm, et presque toujours les premiers à obtenir les analyses
des commentateurs importants. »
Les émissions
phares d'Al-Jazira restent les débats d'actualité. A la différence des autres
chaînes arabes, elle les réalise en direct, sans utiliser le différé pour
filtrer les questions embarrassantes. « J'ai lancé " La direction opposée ",
affirme Kassim, car j'estimais nécessaire
de faire entendre le point de vue dissident virtuellement réduit au silence
depuis un demi-siècle dans le monde arabe. » Et, effectivement,
du jour au lendemain, les porte-parole des très nombreux groupes d'opposition
ont trouvé une tribune pouvant atteindre l'ensemble de cette région du monde.
En effet, peu de choses - pas même la remise en cause de la légitimité de
tel ou tel régime - y sont taboues. Et même l'islam n'échappe pas à quelques
égratignures.
Au cours d'un
duel verbal désormais célèbre à propos de la polygamie, la féministe jordanienne
Toujan Fayçal fera enrager à tel point l'écrivaine Safinaz Kazem, ancienne
marxiste convertie à l'islam, que cette dernière claquera la porte au beau
milieu de l'émission. M. Reda Malek, un laïque, ancien premier ministre
algérien, fera de même face aux attaques lancées par un islamiste. Kassim
est devenu aussi célèbre dans la région que bien des dirigeants, au point
de prendre un bain de foule où qu'il se rende. Et il arrive que les grandes
villes se vident lorsque son émission commence, comme c'est arrivé en Syrie,
son pays natal, lorsque deux de ses invités se sont affrontés pour débattre
de la question « Assad abandonne-t-il la cause palestinienne ? ».
Quatre
cents plaintes officielles
Ni le style
ni le contenu d'Al-Jazira ne peuvent être comparés à La Voix des Arabes, qui
émettait du Caire et constituait le premier instrument de propagande à l'apogée
de l'ère Nasser, mais certains estiment qu'elle est son successeur le plus
direct. Par exemple, la couverture du bombardement de Bagdad a probablement
amené les étudiants syriens à envahir l'ambassade américaine à Damas, en décembre
1998, mais elle a permis aussi au gouvernement de comprendre qu'il devait
les laisser faire. On dit même que plusieurs dirigeants arabes pro-occidentaux
ont téléphoné alors au président William Clinton pour l'avertir que, si les
frappes continuaient, on pourrait assister au soulèvement de « la rue ».
Voilà peut-être
pourquoi le plus honni des chefs arabes, le président Saddam Hussein, est
à peu près le seul à encaisser les attaques d'Al-Jazira sans broncher, estimant
qu'il profite davantage des reportages compatissant aux souffrances de son
peuple qu'il ne perd aux insultes dirigées contre sa personne. En revanche,
les autres dirigeants, en particulier le président tunisien Ben Ali, se plaignent
régulièrement. Le ministère qatari des affaires étrangères a ainsi reçu près
de quatre cents plaintes officielles. La Syrie insinue qu'Al-Jazira est au
service de « l'ennemi sioniste ».
Quant au gouvernement koweïtien, il soutient que la chaîne est un instrument
de l'Irak. Le prince Nayef, ministre de l'intérieur saoudien, affirme qu'elle
est « brillante et précise mais que, en tant que rejeton
de la BBC, elle n'est qu'un cadeau empoisonné ». La Jordanie
et le Koweït ont fermé les bureaux locaux d'Al-Jazira. L'Algérie a organisé
une coupure de courant pendant une émission sur un sujet sensible. L'Arabie
saoudite a fait pression sur le seul Saoudien faisant partie du personnel
pour qu'il démissionne et, avec des résultats inégaux, a essayé de pousser
les publicitaires saoudiens à cesser tout commerce avec Al-Jazira.
Et les attaques
n'émanent pas que des gouvernements. Réagissant aux « insultes »
contre l'islam, des religieux protestent du haut de leur chaire chaque semaine.
Certains journaux prennent violemment à partie Kassim, qui a ainsi pu rassembler
des milliers d'articles consacrés à ses activités. Son frère, chanteur assez
célèbre vivant et travaillant en Egypte, a été l'objet d'une campagne menée
par l'hebdomadaire le plus vendu, Akhbar al-Yawm, qui visait à le faire expulser.
Un éditorialiste jordanien a même déclaré qu'« on devrait couper la langue de cet homme ».
Pour l'instant,
le Qatar résiste au rouleau compresseur. « Le cheikh Hamad n'aime pas qu'on essaie de l'intimider »,
expliquait récemment une personnalité officielle. Le ministère des affaires
étrangères fait directement part de toutes les protestations à Al-Jazira.
Selon le PDG de la chaîne, Mohammad Jassim, « nous leur répondons : "Si vous estimez
que nos déclarations sont erronées, vous avez toujours un droit de réponse" ».
Certes, il existe une limite aux provocations qu'Al-Jazira peut lancer aux
gouvernements arabes, en particulier à celui de l'Arabie saoudite, dont les
ambitions hégémoniques font planer une menace permanente sur son minuscule
voisin, le Qatar.
Malgré tout,
la liberté d'Al-Jazira reste largement supérieure à celle de ses concurrents,
qui ne peuvent réagir que de deux manières. La première consiste à proposer
toujours plus d'émissions bas de gamme. Mais cela contribue à révéler le caractère
schizophrénique que beaucoup d'Arabes voient dans le rapport qu'entretient
l'Arabie saoudite avec l'islam. Pour réduire ses coûts pharaoniques, MBC est
en train de déménager de Londres à Dubaï. Pourquoi ne pas avoir choisi l'Arabie
saoudite ? « Ne soyez pas ridicule, raille un
présentateur islamiste modéré. Si les
oulémas saoudiens regardant un canal national tombaient sur une femme à moitié
nue comme celles que l'on voit sur les chaînes satellites, ils seraient furieux.
Tant que les seins nus viennent d'ailleurs, les apparences sont sauves. »
L'autre réaction
consiste à plagier Al-Jazira. « Ils vont même jusqu'à imiter la forme de ma
table, raconte Kassim, mais
ils ne sont pas près de nous concurrencer pour le contenu. Je suis persuadé
qu'une des principales causes du retard dont souffre le monde arabe est l'absence
de liberté de sa presse. Nos sociétés cachent la poussière sous le tapis depuis
bien trop longtemps. Mais, un jour, une presse libre permettra peut-être l'émergence
de la démocratie dans le monde arabe. »
amitié ...
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