20 octobre 2000

 

Combattre le dragon.

 

I

Les joueurs sont assis autour de la table de la cuisine, devant leurs feuilles de personnages et leurs dés. Happés par l’histoire qui est en train d’être racontée où leurs personnages évoluent, ils écoutent Macha, campée derrière son paravent de maître de jeu. Pour l’instant, la partie est réussie. Les trois guerriers, le barde et le magicien de la partie sont partis sur la bonne piste pour mener à bien l’aventure. Les joueurs, habitués à imaginer leurs personnages, semblent avoir accroché à l’ambiance du scénario. Macha les observe maintenant réfléchir. Eric, le guerrier barbare, commence à échafauder des hypothèses intéressantes. Mais soudain :

" Et si on se rendait jusqu’à Mina ska ? " demande Eric " C’est la ville où est né l’empereur de la région, on risque de trouver le tombeau familial. Peut-être que le dragon a été envoyé par l’un de ses ancêtres ! "

Aïe ! Elle n’avait pas pensé à ça. Vite, il faut qu’elle élabore quelque chose avant qu’ils décident d’y aller. Le flot des possibles se mêle dans son esprit. Aucun moyen de prolonger le scénario : les joueurs doivent repartir dans trois heures. Comment faire, mais comment faire ! Elle entend à peine les autres joueurs qui acquiescent à ce projet. Vite, il faut qu’elle décrive le trajet. Entre-temps, elle trouvera quelque chose.

" Le temps de rassembler vos affaires et de payer l’aubergiste, vous passez la porte sud en direction de Mina ska à la tombée de la nuit. La lueur de la lune remplace peu à peu le rouge soleil couchant, et vous entrez dans la forêt de Hurlevent, où… "

Peu à peu, elle se détache des mots qui coulent de son esprit sans même qu’elle fasse attention à ce qu’elle dit. Alors que le petit groupe s’enfonce dans la forêt hostile, elle peut maintenant réfléchir : il leur faudra bientôt trouver un campement, faire du feu, organiser les tours de garde, sans compter le temps des jets de dés… ça y est ! Elle sait.

La partie s’est bien terminée. Il est minuit. Soulagée, Macha distribue les points d’expérience, aide les joueurs à faire évoluer leur personnage. Une dernière tournée de café, et les joueurs sont prêts à rentrer chez eux.

Sur le pas de porte, Eric lui demande : " J’ai trouvé un texte intéressant, qui pourrait faire le sujet d’un scénario. Si ça t’intéresse, je peux te le montrer "

 

II

 

Eric enfonce le bouton de la sonnette. Le crissement retentit de l’autre côté de la porte. Macha vient lui ouvrir. " Salut ! Alors, c’est quoi ce texte dont tu m’as parlé ? Tu veux qu’on en fasse un scénar’ à deux MJ ? lui demande-t-elle en le faisant entrer.

Une fois les parents avertis, les deux adolescents montent l’escalier en bois vernis, et s’engouffrent dans la chambre de la jeune fille. Eric s’installe sur la table, face au lit. Sans attendre, il lit le texte qu’il a imprimé deux jours plus tôt.

" Le dragon avance, lentement. Il gravit, il escalade, en recherche de toujours plus de puissance. Sa queue d’écailles noircies par le feu traîne péniblement sur le sol. Ses griffes puissantes mues par des phalanges mastodontiques s’enfoncent dans une boue rougeâtre, tandis que le feu sortant de son front éclaire le désastre autour de lui. Il cherche, encore et toujours. Il cherche de nouvelles victimes parmi les décombres et les cadavres consommés.
Car on a souvent dit que les dragons étaient avides de trésors, qu’ils aimaient s’y rouler et dormir dessus. Mais cela était vrai lorsque le riche devenait de plus en plus puissant. Maintenant que la puissance de l’argent est sur son déclin, il sait à juste titre que la force qui dominera le monde sera l’énergie de la révolution, purement humaine. Alors, depuis qu’il a quitté son tas d’or, son chemin est une route de corps calcinés et vidés de leur essence. Qui l’arrêtera avant qu’il ne soit plus que tout seul, au milieu d’un gigantesque carnage ? Car lorsque viendra ce moment, il demandera pardon, se morfondra de sa mort prochaine, mais il sera trop tard. "

Eric pose la feuille sur la table en pin aggloméré et attend le verdict.

" Où as-tu trouvé ça ? demande-t-elle au bout d’une minute.

Elle s’arrêta.

" Non ! Il faut une troisième maître du jeu

III

Julie et Macha regardent Eric emprunter le chemin longeant l’étang pour les rejoindre. Il porte sous son bras un paquet de feuilles assez volumineux.

A son passage, quelques pigeons s’envolent pour se poser sur les grilles du parc. Il salue les deux jeunes filles et s’assied. La suite du scénario est conséquente. Pour l’instant, les trois groupes de cinq joueurs sont contents et en redemandent. Eric a rédigé en détails la suite : les plans, la chronologie, les pièges, les personnages que chaque groupe de personnages va rencontrer, et quelques scènes de rencontre à placer au gré des besoins, pour donner une nouvelle impulsion au groupe. Macha, assez impressionnée, prend connaissance du travail titanesque accompli, et explique quelques détails à Julie qui, en élève attentive, boit les paroles de son mentor. Le parc va fermer lorsque tout est dit.

" Macha, as-tu une minute ? demande Eric

Julie devant rentrer chez elle, ils décident de prendre un verre au bar du parc. En fait, Eric semble soulagé que Julie s’en aille. Ce qu’il doit montrer à Macha est assez personnel. Il sort de sa chemise à triple rabat quelques feuilles d’imprimante.

Il a continué de lire les textes du site où il a trouvé le dragon. Ces textes sont de qualité inégale, mais traitent tous de sujets originaux. Il a imprimé les plus surprenants.

" Je ne sais pas ce qui m’arrive, dit-il, mais ces textes sont tellement vrais que des sanglots sortent de mon cœur chaque fois que je les lis. Comme si ces phrases me susurraient que c’est moi qui les ai écrites, et que je les ai abandonnées. "

Macha pense d’abord à une ruse. Elle sait qu’elle ne lui est pas indifférente. Le texte du dragon, qu ‘elle pense être de lui, est très beau. Mais son jeu pour la charmer l’effraie tout à coup. Elle ne reconnaît plus le vocabulaire de son ami. Comme s’il entrait à l’instant dans une transe déliant son langage et approfondissant ses pensées.

Et si tout ce qu’il raconte est vrai ? Elle essaie de le rassurer.

"  Moi, ça m’arrive lorsque je dois improviser. Lorsque les mots coulent d’eux même, j’ai l’impression de voir mon esprit agir. Alors, si cet état dure trop longtemps, je me sens angoissée. "

Mais cela ne le rassure pas.

" J’ai expérimenté ça aussi, à la dernière séance de jeu que j’ai dirigée. Tu avais oublié une possibilité que les joueurs ont trouvée. Mais ce dont je te parle est plus profond. "

La conversation se poursuit jusqu’à la fermeture. Il semble vraiment déstabilisé. Elle prend les textes et lui promet de les lire.

IV

Macha est allongé sur son lit, son cochon rose en peluche dans les bras.

" Les brisures sont des signes, les contours sont des fins … "

Les yeux dans le vague, elle se met à dessiner du doigt un " S " sur le plafond. Elle recommence, et le vide de son esprit se transforme en gouffre, dont le vide glacial avale ses pensées et ses phrases. Le " S " de son doigt s’enfonce dans le plafond. Ses phalanges deviennent floues et sa chambre s’éclaire.

" … Le regard qui traverse est celui qui dépasse. La victoire est une fin, que l’on voudrait début. Mais nier quelque chose n’apporte que la mort. " termine le texte.

Sa conscience même absorbe son doigt, avant de disparaître dans le gouffre implacable de son vide morbide.

Mais soudain, du fond de sa prison jaillit un élan nouveau. Alors, sereine de son état et de sa mort accomplie, elle descend les escaliers.

" Maman ! je sors ! Je rentrerai tard.

Elle n’a pas encore répondu qu’elle est déjà dehors. Le chemin jusque chez Eric est sombre et froid. Il fait nuit. Le calme apparent la conforte dans son état. Les possibles se créent, les individualités se forment dans ce silence nocturne, et le feu qui bouillonne en son ventre la laisse s’ouvrir à l’univers entier qu’elle accueille en son cœur. Le studio est là. Elle monte quatre à quatre les escaliers et, alors qu’il la fait rentrer,

"  Moi aussi j’ai goûté aux sanglots de la mort, au vide qui se crée et qui engloutit tout. Ce qui était figé a disparu…

La joute des deux hamlets se construit en tourbillon de joie, comme deux solitaires qui partagent leur eau. Eric reprend :

" Vois ces mirages et ceux qui les construisent.

La main de la jeune fille court sur le coton perlé.

" Les habits que tu portes sont ceux qui te séparent. Le réel n’admet pas d’émissaire ou de maître, et la caresse des vents capricieux ne peut se diriger. Les herbes que tu coiffes te rendent les tendresses, et leurs embrassades touchent à l’intimité même. L’intégrité ne peut se couper ou se perdre quand scandent les tam-tams … "

Eric reprend.

" La folie se love où elle te transperce, et l’agneau blessé crée de sa déchirure le sperme de vie qui enfantera le monde. "

V

Macha et Eric contemplent le dragon accroché au pupitre de l’amphithéâtre. Son regard carnassier et son sourire éteint laissent transparaître sa soif de chair fraîche. Les phalanges graisseuses se crispent sur un micro tordu. Les yeux regardent, d’une condescendance mêlée de mépris, la foule.

Le chef syndical appelle à la grève.

" Nous, les étudiants, nous sommes la conscience de la nation. Il faut que le ministre plie … "

Macha arrête d’écouter et demande à Eric :

" On va vraiment le laisser tous les dévorer ?

Le discours se poursuit.

" … Si un étudiant seul ne vaut pas plus qu’un pot de yaourt, il faut savoir que tous nous pouvons beaucoup. C’est le rôle de l’UNEF-Eureka. Il y a cinq ans, Merchicoli a cédé. Il y a deux ans, Cabuset a été viré et … "

Une voix tonne au fond de l’amphi.

" Et cette fois ci, tu veux ta place de conseiller municipal, gros lard ! Il y a cinq ans, tu es rentré au parti, il y a deux ans, tu as pris la tête de l’UNEF-Eureka, et maintenant, tu lèches les bottes du maire ! "

Un frisson parcourt la foule. Eric reprend.

" Si nous devons faire la grève, c’est pour nous. Au lieu de lui donner du fric, montons nous-même nos actions. Il nous incite à la grève, mais son syndicat a déjà commencé à négocier. Ils vont signer un accord dans notre dos.
Il essaie de noyauter le mouvement. Au lieu d’aller coller ses affiches tard le soir, passons dans les amphis le jour. Votons la grève générale de la fac et bloquons-en les entrées ! "

Macha débute les applaudissements, et la marée d’approbation soulève l’amphithéâtre. Le dragon gras du bide est submergé.

" Voyons, soyez intelligents. Il vous faut des chefs pour vous mener..

 

 

 

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