Aout 1991
COMPRENDRE
(Nous
sommes en Août 1991)
UNE
GUERRE INAVOUÉE CONTRE LES POPULATIONS PALESTINIENNES
Israël,
en pays conquis
(Par MP)
Pendant
que l'on parle de conférence de paix, le gouvernement israélien accélère la
colonisation de la Cisjordanie et de Gaza. Et soumet les populations civiles
palestiniennes à une répression plus dure, plus inhumaine que jamais.
MARDI
4 juin 1991. Dans les locaux du Parlement israélien, Mme Shulamit Aloni, député,
fondatrice du Mouvement des droits civiques, nous déclare: "Ce serait une
grave erreur de croire que le gouvernement Shamir va faire la paix pour la
simple raison qu'il a signé les accords de Camp David avec l'Egypte. M. Shamir
est un nationaliste. Tout ce qui le préoccupe, c'est le Grand Israël, et rien
d'autre. Ni la démocratie ni l'économie ne l'intéressent. Et le Parti travailliste
joue le jeu du Likoud. Quant à l'Organisation de libération de la Palestine,
elle a commis trop d'erreurs depuis le début. Alors, ce qui compte, ce sont
les droits des Palestiniens."
Les droits
des Palestiniens? Qui prend encore la question au sérieux, à part les organismes
spécialisés dans la défense des droits de l'homme en Israël et dans les territoires
occupés? Les 13 et 14 juillet dernier, plus de cinquante personnes ont été
arrêtées dans la vieille ville de Naplouse, au cours d'une rafle dont le correspondant
du Guardian à Jérusalem a pu dire qu'elle était la plus importante depuis
le début de l'Intifada (1). Pendant la guerre du Golfe,
et jusqu'à maintenant on le voit, les populations ont été soumises à une répression
d'une dureté qu'elles n'avaient encore jamais connue. Le couvre-feu de quatre-vingt-dix
jours instauré en Cisjordanie et à Gaza représenta un véritable blocus économique,
bien réel celui-là - mais les journalistes étrangers étaient occupés sur un
autre théâtre d'opérations.
"Les gens
ne pouvaient sortir pour se ravitailler, ni les enfants aller à l'école, ni
les paysans dans leurs champs, ni les ouvriers à leur travail, ni les malades
dans les hôpitaux, etc.", explique, dans son bureau de Gaza, le docteur Zakaria
Al-Agha, président de l'Association médicale arabe de Gaza. On estime à quelque
100 millions de dollars par mois les pertes subies dans les territoires occupés
en raison des restrictions de tous ordres entravant les activités quotidiennes,
mais aussi à cause des grèves de l'Intifada, qui obligent les commerçants
déjà écrasés de taxes à fermer dès 14 heures chaque jour - sans parler des
grèves totales de vingt-quatre heures, décrétées en de nombreuses occasions.
En outre, les envois de fonds des Palestiniens établis dans les émirats ont
pratiquement cessé.
Le docteur
Zakaria est l'une des trois personnalités palestiniennes - avec le journaliste
Fayçal Husseini et Mme Hanane Achrawi, professeur de littérature anglaise
- qui ont rencontré M. James Baker lors de ses navettes du printemps dernier.
De ses entretiens avec le secrétaire d'Etat, il conclut: "Je suis convaincu
que si les Etats-Unis ne font pas pression sur Israël, c'en est fini des chances
de paix." Dans tous les milieux palestiniens s'exprime la même inquiétude,
et l'on a l'impression qu'une pause de l'Intifada est jugée souhaitable, alors
que les Israéliens s'emploient, au contraire, à accélérer la colonisation
de la Cisjordanie et de Gaza.
La bande
de Gaza - qui l'ignorerait encore? - a la plus forte densité au monde: entre
750 000 et 800 000 habitants, sur une superficie d'environ 370 kilomètres
carrés, soit près de 2 100 habitants au kilomètre carré. Déjà, les colons
israéliens y ont accaparé 35 % des terres et ils sont au nombre de 3 500.
"Ils pompent l'eau autour du territoire, dit encore le docteur Zakaria, il
ne reste plus que 50 % des ressources pour les habitants. Dans cinq ans, nous
n'aurons plus d'eau pour boire..." L'eau est le grand problème d'Israël, qui
s'apprête à absorber quelques millions de nouveaux immigrants dans les prochaines
années. Partout, dans les villes et villages de Cisjordanie, les habitants,
impuissants, voient s'installer les pompes des colonies israéliennes, qui
épuisent leurs nappes phréatiques.
"A Gaza,
dit un directeur d'école primaire, M. Assad Al Saftaoui, de 60 % à 70 % des
habitants sont des réfugiés, alors que la proportion n'est que de 30 % en
Cisjordanie. C'est ce qui explique pourquoi les duretés de l'occupation, partout
les mêmes, sont ici exacerbées (2)." De fait, la surpopulation
et la misère ont transformé les camps en de véritables bidonvilles. Une odeur
pestilentielle se dégage des égouts à ciel ouvert. Dans la ville même, de
hautes barricades dressées à l'aide de bidons noirs barrent l'accès de nombreuses
rues aux soldats israéliens. Les immeubles sont délabrés, la plupart des hommes
inoccupés. Là-bas, tout se conjugue pour accentuer cette atmosphère d'accablement
et de torpeur qui a aussi envahi la Cisjordanie. Mais Gaza, c'est aussi l'enfermement.
Deux issues seulement permettent d'en sortir et elles sont sévèrement gardées
par des barrages militaires. C'est d'ailleurs dans cette "prison" qu'est née
l'Intifada, le 8 décembre 1987, après que quatre jeunes Palestiniens eurent
été tués par des soldats.
A Jérusalem-Est
demeurent 120 000 Palestiniens, soumis à la loi israélienne. Plus de 115 000
colons juifs se sont installés jusqu'à présent dans cette partie de la ville.
Sur le territoire de la Cisjordanie (5 800 km environ), où vivent quelque
1 200 000 Palestiniens, on estime à 105 000 le nombre des colons juifs établis
dans les colonies (3). Les Israéliens ont accaparé plus
de 60 % des terres de la Cisjordanie (4).
"Encerclés
par les colonies... Où cela finira-t-il?", se demandent les auteurs d'une
récente étude publiée par Aseel Research and Information, un bureau de recherche
palestinien établi à Jérusalem-Est (5). D'après ce document,
qui se fonde sur des sources officielles israéliennes, en moins de six semaines,
du 1er avril au 9 mai 1991, 73 dunums (soit 7,30 hectares) avaient été confisqués
dans les territoires occupés, en majorité dans la région de Ramallah en Cisjordanie.
En trois mois, 11 puits avaient été détruits. Tout se passe comme si la guerre
du Golfe et l'afflux des juifs soviétiques avaient donné un formidable coup
d'accélérateur à l'implantation des colonies. Les unités préfabriquées et
les mobile homes poussent comme des champignons sur les collines, autour des
villes de Ramallah, Naplouse, Jéricho, Jénine, Tulkarem... Les routes d'accès
se multiplient, interdites aux Palestiniens s'ils ne sont pas autorisés à
travailler dans les colonies. Reste un grand problème: rien de tout cela ne
peut se faire sans la protection de l'armée, omniprésente.
Mais les
Palestiniens, déjà empêchés en grand nombre d'aller travailler en Israël,
sont de moins en moins nombreux à trouver des emplois chez les colons juifs.
Ainsi, une dizaine de jeunes gens, rassemblés autour de nous dans le camp
de réfugiés de Jéricho, racontent comment ils ont perdu leur emploi dans une
petite zone industrielle près de la colonie d'Adummim (fondée en 1978) à cause
de l'arrivée des juifs soviétiques. "Nous étions payés 35 shekels (1 nouveau
shekel = 2,60 francs environ) pour une journée de douze heures. Avant même
la guerre du Golfe, des Soviétiques ont été embauchés au salaire de 60 shekels
pour une journée de huit heures. Quand nous avons menacé de faire grève pour
obtenir le même traitement, le patron nous a renvoyés." Aussitôt, ils ont
été remplacés par des "Russes". Réduits au chômage, ils avouent aller maintenant
travailler "dans les champs, où l'on se fait exploiter avec un salaire de
15 à 20 shekels par jour".
Dans les
bureaux de Palestine Press Service, à Naplouse, le 6 juin, Adnan Damiri, du
camp de réfugiés de Tulkarem - "la majorité des réfugiés de ce camp viennent
du nord de la Palestine, notamment de Haïfa", précise-t-il, - journaliste
à Al-Fajr (l'Aube), l'un des quatre quotidiens en arabe publiés à Jérusalem-Est,
raconte qu'il a assisté, il y a deux semaines, à la destruction d'une oliveraie
de 1 000 m dans le village de Beit-Lied: une pratique courante de la part
des colons qui, souvent avec l'aide de l'armée, rasent les plantations afin
de pouvoir ensuite les confisquer en arguant de l'abandon des terres (6).
"Ils déracinent les arbres, puis aplanissent le sol au bulldozer. J'ai essayé
de faire passer la nouvelle dans mon journal, mais la censure m'en a empêché.
Alors je l'ai transmise à l'AFP."
Après
le meurtre, le 7 juin, d'un berger palestinien de cinquante-cinq ans par un
colon armé de l'implantation de Sussiya, dans la région d'Hébron, le tribunal
de Jérusalem condamna le coupable à douze jours de détention (les colons établis
dans les territoires occupés dépendent de la loi civile israélienne, alors
que les Palestiniens sont soumis à la loi militaire). Non sans ironie, le
juge invita l'armée d'occupation à davantage de vigilance, afin que de tels
drames ne se reproduisent pas (7).
"Ici,
la démocratie, là-bas, le colonialisme"
CEPENDANT,
les Palestiniens sont loin de faire confiance aux soldats, qu'ils accusent
souvent de se faire les complices des colons.
"Qui donne
les ordres, de toute façon?", titrait, le 6 juin dernier, le Jerusalem Post,
quotidien israélien de langue anglaise. L'auteur de l'article dénonçait la
collusion entre l'armée et les colons, à propos de plusieurs incidents dont
furent témoins - et victimes - des personnalités américaines empêchées d'approcher
de certaines colonies juives en Cisjordanie (8). Le
journal rapporte en même temps les propos de la femme du sénateur américain
Patrick Leahy, qui avait vu, le 30 avril, des soldats s'opposer à ce qu'une
femme du camp de réfugiés de Dehaishe emmenât son bébé malade à la clinique,
sous prétexte que le bébé n'avait pas de laisser-passer (la mère en avait
un) alors que la région était sous couvre-feu. Ainsi l'exige la sécurité d'Israël...
Un peu
plus tard, le 10 juin, le Jerusalem Post revenait sur le problème de l'autodéfense,
qui ne cesse de gagner des partisans à l'intérieur même de l'État d'Israël.
Dans un article intitulé "Permis de tuer" (9), le journal
commentait un projet de loi présenté par le président de la commission des
lois du Parlement, M. Uriel Lynn, et visant à amender le code pénal. Le nouveau
texte aurait établi que le droit d'autodéfense est un droit fondamental de
l'individu, s'appliquant non seulement à sa propre personne mais aussi en
faveur de ses proches, et "de n'importe qui". La proposition a dû être retirée,
faute d'être assurée de recueillir la majorité des suffrages. Mais les partisans
de l'autodéfense n'ont pas renoncé, écrit le Jerusalem Post. Un autre projet
de loi de même nature, mais plus prudent, a été déposé devant la commission
des lois - cette fois, par les soins d'un député travailliste, M. David Liba'i.
"Il faut
distinguer, nous disait Mme Shulamit Aloni, entre l'Etat d'Israël, qui est
une démocratie, et ce qu'on appelle la terre d'Israël, c'est-à-dire les territoires
occupés depuis 1967 et qui sont placés sous gouvernement militaire. Là-bas,
ce n'est pas la démocratie, c'est du colonialisme." En fait, en l'absence
de règlement de paix, la prolongation du statu quo offre à la démocratie israélienne
tout le temps nécessaire pour parachever l'annexion rampante des territoires
occupés. Sans violer ses propres lois chez elle. Mais, pour les Israéliens,
la ligne verte devient juridiquement de plus en plus mythique, tandis qu'interdiction
est faite aux Palestiniens des territoires occupés de se rendre sans permis
à Jérusalem-Est et en Israël. Les lois de la démocratie israélienne s'appliquent
bien aux colons, mais ceux-ci ne les respectent qu'en usant d'artifices juridiques
pour s'approprier les terres.
Quant
aux principes du droit international, aux décisions des Nations unies, aux
conventions de Genève (voir l'encadré ci-contre), la démocratie israélienne
n'a jamais pu obtenir de ses dirigeants qu'ils les respectent lorsqu'ils jugent
que la sécurité de l'Etat est menacée. Mais cela est une longue histoire.
"On ne peut accomplir une oeuvre révolutionnaire de colonisation si l'on doit
préserver tous les faits établis depuis des générations", disait déjà un ministre
travailliste de la défense, M. Pinhas Lavon, en décembre 1953 (10).
Notes:
(1)
Cf. The Guardian, 15 juillet 1991. Lire aussi Sonia Dayan Herzbrun,
"L'étau se resserre sur les territoires occupés", le Monde diplomatique, mai
1989, et Florence Beaugé, "A nouveau l'oubli sur les territoires occupés",
le Monde diplomatique, mai 1991.
(2)
Cf. Paul Kessler, "Le calvaire des Palestiniens de Gaza", le Monde diplomatique,
septembre 1990.
(3)
Selon les chiffres cités par Newsweek, 3 juin 1991. En fait, les estimations
sont très variables selon les sources, tant en ce qui concerne la population
palestinienne que les colons israéliens. Voir aussi Camille Mansour, les Palestiniens
de l'intérieur, les livres de la Revue d'études palestiniennes, distribution
Distique, Paris, 1989.
(4)
Sur le territoire même de l'Etat d'Israël, depuis 1948, le gouvernement israélien
aurait confisqué 3 200 000 dunums sur les 4 000 000 qui appartenaient aux
Palestiniens (cf. Alain Gresh et Dominique Vidal, Proche-Orient, une guerre
de cent ans, Editions sociales, Paris, 1984, p. 116). Sur la stratégie territoriale
d'Israël, lire Alain Dieckhoff, les Espaces d'Israël, Fondation pour les études
de défense nationale, Paris, 1987.
(5)
Aseel Research and Information, Report on Settlement Activity, mai 1991, PO
Box 51 511, Jérusalem-Est.
(6)
Sur les modalités juridiques de l'accaparement des terres, cf. Jonathan Kuttab,
"Au nom d'une loi injuste", le Monde diplomatique, septembre 1983.
(7)
Cf. Jerusalem Post, 10 juin 1991.
(8)
Cf. Ion Immanuel, "Who gives the orders, anyway?", Jerusalem Post, 6 juin
1991.
(9)
Cf. Dan Izenberg, "Licence to kill", Jerusalem Post, 10 juin 1991.
(10)
Cité dans Ilan Halevi, Sous Israël, la Palestine, Le Sycomore, Paris, 1978.
Vive la révolution :
http://www.mai68.org
ou : http://www.cs3i.fr/abonnes/do
ou : http://vlr.da.ru
ou : http://hlv.cjb.net