Aout 2008
Déconstruction
dune histoire mythique
Comment
fut inventé le peuple juif
http://mai68.org/ag/1423.htm
http://cronstadt.org/ag/1423.htm
http://kalachnikov.org/ag/1423.htm
http://www.monde-diplomatique.fr/2008/08/SAND/16205
Tout Israélien sait, sans lombre dun doute, que le peuple juif existe depuis quil a reçu la Torah (1) dans le Sinaï, et quil en est le descendant direct et exclusif. Chacun se persuade que ce peuple, sorti dEgypte, sest fixé sur la « terre promise », où fut édifié le glorieux royaume de David et de Salomon, partagé ensuite en royaumes de Juda et dIsraël. De même, nul nignore quil a connu lexil à deux reprises : après la destruction du premier temple, au VIe siècle avant J.-C., puis à la suite de celle du second temple, en lan 70 après J.C.
Sensuivit pour lui une errance de près de deux mille ans : ses tribulations le menèrent au Yémen, au Maroc, en Espagne, en Allemagne, en Pologne et jusquau fin fond de la Russie, mais il parvint toujours à préserver les liens du sang entre ses communautés éloignées. Ainsi, son unicité ne fut pas altérée. À la fin du XIXe siècle, les conditions mûrirent pour son retour dans lantique patrie. Sans le génocide nazi, des millions de Juifs auraient naturellement repeuplé Eretz Israël (« la terre dIsraël ») puisquils en rêvaient depuis vingt siècles.
Vierge, la Palestine attendait que son peuple originel vienne la faire refleurir. Car elle lui appartenait, et non à cette minorité arabe, dépourvue dhistoire, arrivée là par hasard. Justes étaient donc les guerres menées par le peuple errant pour reprendre possession de sa terre ; et criminelle lopposition violente de la population locale.
Doù vient cette interprétation de lhistoire juive ? Elle est luvre, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, de talentueux reconstructeurs du passé, dont limagination fertile a inventé, sur la base de morceaux de mémoire religieuse, juive et chrétienne, un enchaînement généalogique continu pour le peuple juif. Labondante historiographie du judaïsme comporte, certes, une pluralité dapproches. Mais les polémiques en son sein nont jamais remis en cause les conceptions essentialistes élaborées principalement à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Lorsque apparaissaient des découvertes susceptibles de contredire limage du passé linéaire, elles ne bénéficiaient quasiment daucun écho. Limpératif national, telle une mâchoire solidement refermée, bloquait toute espèce de contradiction et de déviation par rapport au récit dominant. Les instances spécifiques de production de la connaissance sur le passé juif les départements exclusivement consacrés à l« histoire du peuple juif », séparés des départements dhistoire (appelée en Israël « histoire générale ») ont largement contribué à cette curieuse hémiplégie. Même le débat, de caractère juridique, sur « qui est juif ? » na pas préoccupé ces historiens : pour eux, est juif tout descendant du peuple contraint à lexil il y a deux mille ans.
Ces chercheurs « autorisés » du passé ne participèrent pas non plus à la controverse des « nouveaux historiens », engagée à la fin des années 1980. La plupart des acteurs de ce débat public, en nombre limité, venaient dautres disciplines ou bien dhorizons extra-universitaires : sociologues, orientalistes, linguistes, géographes, spécialistes en science politique, chercheurs en littérature, archéologues formulèrent des réflexions nouvelles sur le passé juif et sioniste. On comptait également dans leurs rangs des diplômés venus de létranger. Des « départements dhistoire juive » ne parvinrent, en revanche, que des échos craintifs et conservateurs, enrobés dune rhétorique apologétique à base didées reçues.
Le judaïsme, religion prosélyte
Bref, en soixante ans, lhistoire nationale a très peu mûri, et elle névoluera vraisemblablement pas à brève échéance. Pourtant, les faits mis au jour par les recherches posent à tout historien honnête des questions surprenantes au premier abord, mais néanmoins fondamentales.
La Bible peut-elle être considérée comme un livre dhistoire ? Les premiers historiens juifs modernes, comme Isaak Markus Jost ou Leopold Zunz, dans la première moitié du XIXe siècle, ne la percevaient pas ainsi : à leurs yeux, lAncien Testament se présentait comme un livre de théologie constitutif des communautés religieuses juives après la destruction du premier temple. Il a fallu attendre la seconde moitié du même siècle pour trouver des historiens, en premier lieu Heinrich Graetz, porteurs dune vision « nationale » de la Bible : ils ont transformé le départ dAbraham pour Canaan, la sortie dEgypte ou encore le royaume unifié de David et Salomon en récits dun passé authentiquement national. Les historiens sionistes nont cessé, depuis, de réitérer ces « vérités bibliques », devenues nourriture quotidienne de léducation nationale.
Mais voilà quau cours des années 1980 la terre tremble, ébranlant ces mythes fondateurs. Les découvertes de la « nouvelle archéologie » contredisent la possibilité dun grand exode au XIIIe siècle avant notre ère. De même, Moïse na pas pu faire sortir les Hébreux dEgypte et les conduire vers la « terre promise » pour la bonne raison quà lépoque celle-ci... était aux mains des Egyptiens. On ne trouve dailleurs aucune trace dune révolte desclaves dans lempire des pharaons, ni dune conquête rapide du pays de Canaan par un élément étranger.
Il nexiste pas non plus de signe ou de souvenir du somptueux royaume de David et de Salomon. Les découvertes de la décennie écoulée montrent lexistence, à lépoque, de deux petits royaumes : Israël, le plus puissant, et Juda, la future Judée. Les habitants de cette dernière ne subirent pas non plus dexil au VIe siècle avant notre ère : seules ses élites politiques et intellectuelles durent sinstaller à Babylone. De cette rencontre décisive avec les cultes perses naîtra le monothéisme juif.
Lexil de lan 70 de notre ère a-t-il, lui, effectivement eu lieu ? Paradoxalement, cet « événement fondateur » dans lhistoire des Juifs, doù la diaspora tire son origine, na pas donné lieu au moindre ouvrage de recherche. Et pour une raison bien prosaïque : les Romains nont jamais exilé de peuple sur tout le flanc oriental de la Méditerranée. À lexception des prisonniers réduits en esclavage, les habitants de Judée continuèrent de vivre sur leurs terres, même après la destruction du second temple.
Une partie dentre eux se convertit au christianisme au IVe siècle, tandis que la grande majorité se rallia à lislam lors de la conquête arabe au VIIe siècle. La plupart des penseurs sionistes nen ignoraient rien : ainsi, Yitzhak Ben Zvi, futur président de lÉtat dIsraël, tout comme David Ben Gourion, fondateur de lÉtat, lont-ils écrit jusquen 1929, année de la grande révolte palestinienne. Tous deux mentionnent à plusieurs reprises le fait que les paysans de Palestine sont les descendants des habitants de lantique Judée (2).
À défaut dun exil depuis la Palestine romanisée, doù viennent les nombreux Juifs qui peuplent le pourtour de la Méditerranée dès lAntiquité ? Derrière le rideau de lhistoriographie nationale se cache une étonnante réalité historique. De la révolte des Maccabées, au IIe siècle avant notre ère, à la révolte de Bar-Kokhba, au IIe siècle après J.-C, le judaïsme fut la première religion prosélyte. Les Asmonéens avaient déjà converti de force les Iduméens du sud de la Judée et les Ituréens de Galilée, annexés au « peuple dIsraël ». Partant de ce royaume judéo-hellénique, le judaïsme essaima dans tout le Proche-Orient et sur le pourtour méditerranéen. Au premier siècle de notre ère apparut, dans lactuel Kurdistan, le royaume juif dAdiabène, qui ne sera pas le dernier royaume à se « judaïser » : dautres en feront autant par la suite.
Les écrits de Flavius Josèphe ne constituent pas le seul témoignage de lardeur prosélyte des Juifs. DHorace à Sénèque, de Juvénal à Tacite, bien des écrivains latins en expriment la crainte. La Mishna et le Talmud (3) autorisent cette pratique de la conversion même si, face à la pression montante du christianisme, les sages de la tradition talmudique exprimeront des réserves à son sujet.
La victoire de la religion de Jésus, au début du IVe siècle, ne met pas fin à lexpansion du judaïsme, mais elle repousse le prosélytisme juif aux marges du monde culturel chrétien. Au Ve siècle apparaît ainsi, à lemplacement de lactuel Yémen, un royaume juif vigoureux du nom de Himyar, dont les descendants conserveront leur foi après la victoire de lislam et jusquaux temps modernes. De même, les chroniqueurs arabes nous apprennent lexistence, au VIIe siècle, de tribus berbères judaïsées : face à la poussée arabe, qui atteint lAfrique du Nord à la fin de ce même siècle, apparaît la figure légendaire de la reine juive Dihya el-Kahina, qui tenta de lenrayer. Des Berbères judaïsés vont prendre part à la conquête de la péninsule Ibérique, et y poser les fondements de la symbiose particulière entre juifs et musulmans, caractéristique de la culture hispano-arabe.
La conversion de masse la plus significative survient entre la mer Noire et la mer Caspienne : elle concerne limmense royaume khazar, au VIIIe siècle. Lexpansion du judaïsme, du Caucase à lUkraine actuelle, engendre de multiples communautés, que les invasions mongoles du XIIIe siècle refoulent en nombre vers lest de lEurope. Là, avec les Juifs venus des régions slaves du Sud et des actuels territoires allemands, elles poseront les bases de la grande culture yiddish (4).
Ces récits des origines plurielles des Juifs figurent, de façon plus ou moins hésitante, dans lhistoriographie sioniste jusque vers les années 1960 ; ils sont ensuite progressivement marginalisés avant de disparaître de la mémoire publique en Israël. Les conquérants de la cité de David, en 1967, se devaient dêtre les descendants directs de son royaume mythique et non à Dieu ne plaise ! les héritiers de guerriers berbères ou de cavaliers khazars. Les Juifs font alors figure d« ethnos » spécifique qui, après deux mille ans dexil et derrance, a fini par revenir à Jérusalem, sa capitale.
Les tenants de ce récit linéaire et indivisible ne mobilisent pas uniquement lenseignement de lhistoire : ils convoquent également la biologie. Depuis les années 1970, en Israël, une succession de recherches « scientifiques » sefforce de démontrer, par tous les moyens, la proximité génétique des Juifs du monde entier. La « recherche sur les origines des populations » représente désormais un champ légitimé et populaire de la biologie moléculaire, tandis que le chromosome Y mâle sest offert une place dhonneur aux côtés dune Clio juive (5) dans une quête effrénée de lunicité dorigine du « peuple élu ».
Cette conception historique constitue la base de la politique identitaire de lÉtat dIsraël, et cest bien là que le bât blesse ! Elle donne en effet lieu à une définition essentialiste et ethnocentriste du judaïsme, alimentant une ségrégation qui maintient à lécart les Juifs des non-Juifs Arabes comme immigrants russes ou travailleurs immigrés.
Israël, soixante ans après sa fondation, refuse de se concevoir comme une république existant pour ses citoyens. Près dun quart dentre eux ne sont pas considérés comme des Juifs et, selon lesprit de ses lois, cet État nest pas le leur. En revanche, Israël se présente toujours comme lÉtat des Juifs du monde entier, même sil ne sagit plus de réfugiés persécutés, mais de citoyens de plein droit vivant en pleine égalité dans les pays où ils résident. Autrement dit, une ethnocratie sans frontières justifie la sévère discrimination quelle pratique à lencontre dune partie de ses citoyens en invoquant le mythe de la nation éternelle, reconstituée pour se rassembler sur la « terre de ses ancêtres ».
Écrire une histoire juive nouvelle, par-delà le prisme sioniste, nest donc pas chose aisée. La lumière qui sy brise se transforme en couleurs ethnocentristes appuyées. Or les Juifs ont toujours formé des communautés religieuses constituées, le plus souvent par conversion, dans diverses régions du monde : elles ne représentent donc pas un « ethnos » porteur dune même origine unique et qui se serait déplacé au fil dune errance de vingt siècles.
Le développement de toute historiographie comme, plus généralement, le processus de la modernité passent un temps, on le sait, par linvention de la nation. Celle-ci occupa des millions dêtres humains au XIXe siècle et durant une partie du XXe. La fin de ce dernier a vu ces rêves commencer à se briser. Des chercheurs, en nombre croissant, analysent, dissèquent et déconstruisent les grands récits nationaux, et notamment les mythes de lorigine commune chers aux chroniques du passé. Les cauchemars identitaires dhier feront place, demain, à dautres rêves didentité. À linstar de toute personnalité faite didentités fluides et variées, lhistoire est, elle aussi, une identité en mouvement.
Signé : Shlomo Sand
NOTES :
(1) Texte fondateur du judaïsme, la Torah la racine hébraïque yara signifie enseigner se compose des cinq premiers livres de la Bible, ou Pentateuque : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome.
(2) Cf. David Ben Gourion et Yitzhak Ben Zvi, « Eretz Israël » dans le passé et dans le présent (1918, en yiddish), Jérusalem, 1980 (en hébreu) et Ben Zvi, Notre population dans le pays (en hébreu), Varsovie, Comité exécutif de lUnion de la jeunesse et Fonds national juif, 1929.
(3) La Mishna, considérée comme le premier ouvrage de littérature rabbinique, a été achevée au IIe siècle de notre ère. Le Talmud synthétise lensemble des débats rabbiniques concernant la loi, les coutumes et lhistoire des Juifs. Il y a deux Talmud : celui de Palestine, écrit entre le IIIe et le Ve siècle, et celui de Babylone, achevé à la fin du Ve siècle.
(4) Parlé par les Juifs dEurope orientale, le yiddish est une langue slavo-allemande comprenant des mots issus de lhébreu.
(5) Dans la mythologie grecque, Clio était la muse de lHistoire.
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