28 janvier 2001
Palestine
Israël Shamir « dénonce » :
« L'épreuve
était décisive et nous avons échoué. »
Au
milieu de la foule bigarrée des passants de la rue Allenby, dans les restaurants
bondés des nuits festives de Tel-Aviv, j'ai eu une vision, la vision d'un
ange en tenue de combat griffonnant à la craie ces trois mots sur un mur :
Mene Tekel
ufarsin. Le dictionnaire angélique-anglais en ligne sur mon ordinateur
m'a affiché la traduction de ce message : « vous avez été soumis
à une épreuve et vous avez échoué ». Voici venus les jours les plus sombres
pour le peuple d'Israël. Sombres, car les plaintes et les protestations que
nos pères et nous-mêmes ont élevées se sont révélées aussi authentiques que
peut l'être la fausse monnaie. En 1968, quand je n'étais encore qu'un petit
Russe juif, j'avais écrit sur les murs de ma ville natale de Russie « Touchez
pas à la Tchécoslovaquie ». De sa belle voix grave, un poète russe juif,
Alexandre Galitch, psalmodiait : « Citoyens, notre patrie est en
danger. Nos chars sont en terre étrangère ! » Quelques juifs russes
avaient manifesté sur la Place Rouge contre l'invasion et avaient été passé
à tabac par la police. Nous avons protesté contre la présence des chars russes
à Budapest, Prague et Kaboul, en tant que citoyens russes pour qui l'honneur
a plus de valeur que la loyauté mal comprise, l'humanité plus de prix que
les liens du sang. Parallèlement, de jeunes Américains juifs manifestaient
contre l'intervention de leur pays au Viêt-nam tandis qu'en Europe, des jeunes
gens et des jeunes filles juifs luttaient contre le racisme. Les années ont
passé et aujourd'hui, nos chars juifs sont en terre étrangère.
Notre armée juive assassine des civils, démolit des maisons, réduit
à la famine des millions de gens et assiège des villages palestiniens. Nos
crimes sont pires que les crimes que les Russes ont commis en Tchétchénie
et en Afghanistan, les Américains au Viêt-nam et les Serbes en Bosnie. Sûrement,
me direz-vous, les intellectuels israéliens doivent manifester en masse sur
ce qui équivaut chez nous à Pennsylvania Avenue ou à Trafalgar Square, les
juifs américains élever la voix contre les assassins de Palestiniens, armés
par l'Amérique, les juifs de Russie défendre les droits humains des Gentils
de Terre Sainte réduits à l'esclavage ? Erreur ! Nos intellos exaltent
le courage de nos soldats juifs, vénèrent la main de nos francs-tireurs juifs
qui ne tremble pas, et glorifient l'immense humanité des braves juifs qui
pourraient réduire à néant tous les Gentils de Palestine mais ont la bonté
de se limiter à ne blesser ou handicaper que quelques centaines de personnes
par jour. A l'époque du Pale, la Zone de peuplement juif, mon grand-père se
plaignait des entraves à la liberté de circulation des juifs en Russie tsariste,
tandis que, pour notre génération, Anatoli Sharansky est devenu le symbole
de la lutte pour les droits de la personne. Aujourd'hui, dans notre propre
pays, les Gentils sont enfermés dans des réserves ou des camps de concentration
entourés de clôtures qui feraient pâlir le Pale. Un Palestinien ne peut se
rendre dans le village voisin sans Ausweis juif, il est constamment « tchéké »
par des Tchékistes. Il ne peut que rêver de la mer qui vient lécher les rivages
de la Terre de ses ancêtres. Nous ne laisserions tout de même pas les Palestiniens
souiller la pureté juive de nos plages…
Pendant des années, les juifs ont protesté contre la discrimination
dont ils étaient l'objet dans l'emploi et l'enseignement mais, dans notre
propre État, nous avons créé un système de discrimination absolue. Dans notre
pays, la compagnie nationale d'électricité ne compte que six Gentils sur 13 000 employés,
soit 0,0004 %. Du Jourdain à la Méditerranée, les Gentils représentent
40 % de la population mais un sur quatre seulement jouit du droit de
vote. Il n'y a pas un seul Gentil à la Cour suprême, au gouvernement, dans
l'armée de l'Air ni dans les services secrets. On ne compte même pas un Gentil
au Comité de rédaction du principal journal libéral israélien, Haaretz.
C'est pourquoi tous les griefs des juifs de la Diaspora méritent d'être
reformulés à la lumière des événements présents. Nous n'avons pas combattu
pour les droits de l'Homme, mais pour les droits des juifs. Nous voulions
la liberté de circulation et la liberté de choix, mais pour les juifs exclusivement.
Quand nous parlions du suffrage universel, nous avions dans l'idée le droit
de vote uniquement pour les juifs. Nous n'avions rien contre l'occupation
ni l'invasion, à condition que ce soit nous qui occupions et qui envahissions.
La vue d'un enfant levant les mains face à une brute arborant un fusil mitrailleur
ne nous attriste que dans la mesure où l'enfant est juif. On peut tirer librement
sur l'enfant des Gentils.
Quand Bialik a écrit que le Diable n'avait pas inventé de punition
adéquate pour l'assassinat d'un enfant, en fait, il voulait dire l'assassinat
d'un enfant juif. Lorsqu'il se disait horrifié par les scènes de pogrom, il
était horrifié par la violence à l'égard des juifs. Autrement, rien à dire
contre les pogroms en soi. Les juifs de Nazareth-le-Haut ont perpétré un pogrom
à l'endroit des Gentils de Nazareth, mais aucun fauteur de pogrom n'a été
jugé. La police les a même aidés en achevant quelques-unes de leurs victimes.
Sans parler des pogroms de Ramallah et Beit Jalah, perpétrés à l'aide d'hélicoptères
de combat et de chars.
Nos grands-parents haïssaient la Russie tsariste, la « terre des
pogroms », mais ils ont fini par en avoir raison. Pourtant, cent ans
de pogroms contre les juifs ont fait moins de victimes que nous n'en assassinons
en une semaine. Le plus effroyable des pogroms, celui de Kichinev, a fait
45 morts et 600 blessés. Ces dernières semaines, en Israël, 300 personnes
ont été tuées et plusieurs milliers blessées. Après ce pogrom de la Russie
tsariste, écrivains et membres de l'Intelligentsia ont tous condamnés les
auteurs. Mais, dans l'État juif, quelques dizaines de personnes à peine se
sont réunies pour manifester à Tel-Aviv tandis que le syndicat des écrivains
hébreux appuyait l'idée du pogrom contre les Gentils. En 1991, la majorité
des juifs venus de Russie ont pris position contre le communisme et en faveur
de la propriété privée. Mais, dans leur esprit, il s'agissait de la propriété
privée des juifs car il n'est rien de plus facile que de confisquer les biens
des Gentils. Traversez les plus beaux quartiers de Jérusalem : Talbieh,
le Vieux-Katamon, les colonies grecques et allemandes, et vous verrez de merveilleux
palais. Ces palais appartenaient à des Gentils (Allemands, Arméniens, Grecs,
Britanniques, Russes, Palestiniens chrétiens et musulmans). Ils ont tous été
confisqués et donnés à des juifs. Ces dernières semaines, des hectares de
terrain des Gentils ont été confisqués et des centaines de maisons de Gentils
ont été saisies et démolies.
Juste avant son arrestation, le plus riche des magnats russes juifs
de la Presse, Gusinsky, était venu en Israël et avait proclamé son soutien
indéfectible. En même temps, il demandait à la communauté mondiale de l'aider
dans son combat contre les autorités russes qui s'efforçaient d'arracher la
télévision à ses griffes. Le soutien de M. Gusinsky à Israël est la preuve
qu'il approuve les confiscations pour des motifs ethniques. Il s'élève contre
la confiscation uniquement s'il s'agit de biens juifs. Il est contre l'arrestation
de juifs. Quant aux Gentils, ils peuvent pourrir en prison pour toujours,
comme c'est le cas dans l'État juif. En moins de temps qu'il ne faut pour
le dire, nous sommes parvenus à fragiliser les acquis à long terme des juifs
dans leur lutte pour la démocratie, les droits de l'Homme et l'égalité. Que
n'aimions-nous pas chez les Nazis ? Leur racisme ? Mais notre racisme
n'est pas moins diffus et délétère. Direct Speech, journal en langue russe publié
à Jérusalem, a interrogé des centaines de juifs russes sur leur sentiment
à l'égard des Palestiniens. Voici des réponses types : « je voudrais
tuer tous les Arabes », « tous les Arabes doivent être éliminés »,
« les Arabes doivent être expulsés », « un Arabe est un Arabe.
Il faut les éliminer ». Je ne suis pas sûr que les résultats d'un sondage
à notre propos eussent été pires dans l'Allemagne de 1938. Avant 1941, les
Nazis eux-mêmes n'avaient jamais manifesté d'intention de tuer le Juif, leur
ennemi.
Disons les choses comme elles sont. Nous sommes contre le racisme à
condition que ce soit le racisme des autres. Nous étions contre les escadrons
de la mort et les Sonderkommando tant qu'il s'agissait de leurs exactions
contre nous. Les assassins bien de chez nous, nos Sonderkommando juifs, font
l'objet d'une tendre admiration de notre part. L'État juif est le seul pays
au monde à posséder en toute légitimité des escadrons de tueurs, à faire sienne
la politique de l'assassinat et à pratiquer la torture à un degré digne de
l'époque médiévale. Ne vous en faites pas, chers lecteurs juifs, nous ne torturons
et n'assassinons que des Gentils. Nous étions contre les ghettos quand on
nous forçait à y vivre. Aujourd'hui, les juifs les plus libéraux envisagent
la création de quelques ghettos de Gentils, clôturés par du fil barbelé, encerclés
par des chars juifs, avec quelques usines appartenant à des juifs près de
l'enceinte, où « arbeit » rend les Gentils « frei ». Nous
accorderons la pleine indépendance au ghetto non sans avoir, auparavant, supprimé
toute source de revenu et de subsistance.
Dès le jardin d'enfants, les Israéliens subissent un lavage de cerveau.
On leur apprend qu'ils appartiennent au « peuple élu » qui se situe
Uber Alles.
Ils sont endoctrinés dans l'idée que les Gentils ne sont pas des humains à
part entière et que, par conséquent, on peut impunément les tuer et les exproprier.
Au demeurant, Israël s'est conformé à l'une des résolutions de l'ONU, celle
qui qualifie le Sionisme de forme de racisme. Ce qui est gênant, c'est que
l'éducation internationaliste dispensée en Union soviétique n'a pas pu supporter
le poison de la propagande sioniste qui proclame la supériorité des juifs.
De fait, je déplore l'effondrement moral de ma propre communauté, les Russes
de Terre Sainte.
Aujourd'hui, tandis que l'ange inscrit sa colère dans ses
mots, que les prophètes appellent le peuple à se repentir, nous avons le choix.
Nous pouvons opter pour le chemin de Ninive, nous repentir, restituer les
biens volés, accorder la pleine égalité aux Gentils, mettre fin à la discrimination
et aux meurtres, et espérer que Dieu nous pardonnera, sinon nous, du moins
ceux qui viendront après nous. Nous pouvons aussi nous complaire dans notre
dévoiement, à l'instar des gens de Sodome, et attendre les flots de
feu et de soufre incandescent des cieux palestiniens en colère.
Israël
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