3 février 2001
Jérusalem au coeur
par Elie Wiesel
in The New York Times (quotidien américain) du mercredi 24 janvier 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
En tant que Juif vivant aux Etats-Unis, je me suis toujours dénié le droit
d'intervenir dans les débats internes d'Israël. Je considère la destinée d'Israël
comme la mienne propre, tant ma propre mémoire est liée à l'histoire de ce
pays. Mais la vie politique israélienne ne me concerne qu'indirectement. Je
trouve ses polémiques électorales intéressantes, ses erreurs embarrassantes,
mais je ne suis pas citoyen israélien, je ne suis pas directement impliqué.
Je peux avoir plus de sympathie pour tel politicien ou plus de réserves à
l'égard de tel autre, mais cela ne regarde que moi : je n'en parle jamais.
Parfois, cette attitude me doit des "lettres ouvertes" et des articles acerbes
me reprochant de ne pas protester lorsque d'aventure des policiers ou des
soldats israéliens réagissent avec excès contre la violence de soldats ou
de civils palestiniens. Je n'y réponds que rarement. Mes critiques ont leur
propre conception des éthiques individuelle et sociale ; j'ai les miennes
propres. Mais tandis que je leur laisse entier leur droit à me critiquer,
ils me refusent parfois le droit de me taire.
Ainsi, le sujet du moment, c'est Jérusalem. Son destin affecte pas seulement
les Israéliens, mais aussi les Juifs de la diaspora, comme moi-même. Le fait
que je ne vive pas à Jérusalem est secondaire ; Jérusalem vit en moi. A jamais
inhérente à ma judéité, elle est au centre de mes engagements et de mes rêves.
Jérusalem, pour moi, est au-dessus de la politique. Mentionnée plus de six
cents fois dans la Bible, Jérusalem, ancrée dans la tradition juive, en constitue
le cadre, le paysage national. Elle représente notre âme collective. C'est
Jérusalem qui unit les Juifs entre eux. Il n'y a pas de prière plus belle
ou plus nostalgique que celle qui évoque la splendeur de son passé et le souvenir,
à la fois déchirant et permanent, de sa destruction.
Je me souviens de ma première visite à Jérusalem ; j'ai eu le sentiment que
je ne la visitais pas pour la première fois. Et pourtant, chaque fois que
je retourne dans cette ville, c'est toujours pour la première fois. Ce que
j'y ressens, ce que j'y éprouve, je ne le ressens nulle part ailleurs. Je
retourne à la demeure de mes ancêtres ; le Roi David et Jérémie m'y attendent.
Dans la solution consistant à diviser la ville, discutée actuellement, la
plus grande partie de la Vieille Ville passerait sous souveraineté palestinienne.
Le Mont du Temple, au-dessous duquel se trouvent les vestiges des temples
de Salomon et d'Hérode, serait ainsi contrôlé par le nouvel Etat palestinien.
Que les Musulmans veuillent maintenir des liens étroits avec cette ville à
nulle autre pareille, voilà qui est compréhensible. Bien que son nom n'apparaisse
pas dans le Coran, Jérusalem est la troisième ville sainte de l'Islam. Mais
pour les Juifs, Jérusalem reste la première ville sainte. Pas seulement la
première ; l'unique.
Comment pourrions-nous oublier qu'entre 1948 et 1967, quand la Vieille Ville
était occupée par la Jordanie, les Juifs étaient interdits d'accès au Mur
des Lamentations, malgré l'accord signé entre les deux gouvernements ? A cette
époque, les Arabes, qui revendiquaient un Etat arabe, n'ont jamais mentionné
Jérusalem.
Pourquoi alors les Palestiniens sont-ils aujourd'hui tellement entichés de
faire de Jérusalem leur capitale ? Assez entichés pour mettre les accords
d'Oslo dans la balance ?
On nous dit que les concessions sans précédent d'Israël, notamment celles
concernant Jérusalem, ont été faites pour une bonne cause. Pour la paix. C'est
là un argument de poids. La paix est la plus noble des aspirations ; elle
mérite le sacrifice de ce que nous avons de plus précieux. J'en conviens.
Mais ce sacrifice est-il acceptable quelles que soient les circonstances ?
Quelqu'un peut-il être fondé à dire, en permanence, "la paix, à mes conditions"
? Faire des concessions sur un territoire peut sembler, à certaines conditions,
impératif, ou tout au moins politiquement opportun. Mais faire des compromis
sur l'histoire, voilà qui est totalement impossible.
Vous allez me demander, qu'est-ce que tout ça a avoir avec la paix ? Je continue
à croire en la paix de tout mon coeur. Je suis méfiant, toutefois, contre
tout ce qui se voudrait une forme d'apaisement. Donne-t-on la plus grande
partie de la Vieille Ville de Jérusalem à Yasser Arafat et aux extrémistes
en remerciement de leurs actes ?
Les Palestiniens insistent, d'autre part, sur un "droit au retour" pour plus
de trois millions de réfugiés. Sur cette question, Israël est uni, il rejette
unanimement cette perspective. Il est sans doute nécessaire de rappeler l'histoire
de cette tragédie pour les Palestiniens. En 1947, Israël a accepté le plan
de partage de la Palestine ; les Arabes l'ont rejeté.
En 1948, David Ben-Gurion a atteint les frontières de ce qui devait devenir
l'Etat palestinien. Non seulement les Arabes rejetèrent la main qu'il leur
tendait, mais ils envoyèrent six armées étrangler l'Etat juif nouveau-né.
A l'instigation de leurs dirigeants, 600 000 Palestiniens quittèrent le pays
convaincus que, une fois Israël vaincu, ils pourraient retourner chez eux.
J'ai vu leurs enfants, dans les camps de réfugiés, à Gaza ; leur sort ne saurait
laisser quiconque indifférent. Il est impératif de résoudre ce problème. Mais
la solution d'un retour massif est impensable. Pour beaucoup d'Israéliens,
cela serait se suicider, tout comme couper Jérusalem de ses racines reviendrait
à un suicide spirituel.
Ce que je vais dire, je vais le dire avec une grande amertume : après avoir
vu, à la télévision, les visages de certains jeunes Palestiniens déformés
par la haine, il m'est plus difficile que jamais de croire en la volonté de
paix des Palestiniens. Le problème n'est pas qu'ils veulent un Israël plus
petit ; ils ne veulent pas d'Israël du tout.
Et pourtant. Bien que toutes les options semblent avoir été épuisées, la paix
demeure notre seul espoir commun ; la violence et la guerre ont rempli bien
trop de sépultures, des deux côtés. Cela ne peut pas - ne doit pas - continuer.
Bien des Israéliens pensent comme moi : les Palestiniens doivent avoir le
droit de vivre librement et dignement, sans peur et sans honte. Il est de
la responsabilité du monde et d'Israël de faire tout ce qui est possible afin
de les aider, et de le faire d'une manière qui ne leur fasse pas perdre la
face. Je suis tout particulièrement préoccupé pour les Arabes israéliens.
Ils sont citoyens d'Israël, et leurs droits civils doivent être protégés ;
c'est un impératif absolu.
Quand à Jérusalem, ne vaudrait-il pas mieux résoudre toutes les autres questions
pendantes d'abord et renvoyer à plus tard les décisions fixant le sort de
la plus sainte des villes ? Je n'ai pas cessé de croire que des ponts humains
peuvent être lancés entre les deux communautés, grâce à des visites réciproques
entre étudiants, enseignants, musiciens, écrivains, artistes, hommes d'affaires
et journalistes. Peut-être, dans vingt ans, les enfants de ces (deux) peuples
seront-ils mieux outillés pour approcher la plus brûlante des questions :
Jérusalem. Peut-être comprendront-ils pourquoi l'âme juive porte en elle la
blessure et l'amour d'une ville dont les clés ont été confiées à sa mémoire.
Elie Wiesel, professeur de sciences humaines à l'Université de Boston,
est lauréat du Prix Nobel pour la Paix 1986.
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