3 février 2001
Le viol de
Dulcinée par Israël Shamir
[traduit de l'anglais
par Marcel Charbonnier]
Les mots touchants d'Elie Wiesel (voir son article, "Jérusalem au coeur" publié le 24 janvier 2001 in
le New York Times, ci-dessous) brossent un beau portrait du peuple juif,
attaché à Jérusalem, l'aimant et priant pour elle à travers les siècles, chérissant
son nom de génération en génération.
Cette image évocatrice m'a rappelé, à moi, écrivain israélien vivant à Jaffa,
quelque chose de familier mais, néanmoins, insaisissable. J'ai fini par trouver
ce dont il s'agissait en revisitant mon bon vieux volume corné de Don Quichotte.
L'article évocateur de Wiesel évoque d'une manière étonnante l'amour éternel
du Chevalier à la Triste Figure pour la belle Dulcinée du Toboso. Don Quichotte
a parcouru l'Espagne de long en large, célébrant partout son nom. Il a affronté
des défis formidables, battu des géants à plate couture (géants qui s'avérèrent
être des moulins à vent) rendu justice aux opprimés et accumulé bien d'autres
prouesses pour les beaux yeux de sa bien-aimée. Ayant décidé, au bout d'un certain
temps, que ses hauts-faits l'avaient désormais rendu digne de respect, il envoya
son écuyer, Sancho Pança, auprès de sa Dame, en le chargeant de lui apporter
un message d'adoration.
Aujourd'hui, je me retrouve dans la position, somme toute embarrassante, de
Sancho Pança. Je dois informer mon maître, Wiesel Quichotte, que sa Dulcinée
va bien. Elle est heureuse en ménage, a une douzaine de rejetons et fort à faire
avec la lessive et autres tâches domestiques. Pendant qu'il était, lui, fort
occupé à pourchasser les brigands et à réinstaller les gouverneurs sur leur
trône, quelqu'un d'autre a pris soin de la femme de ses pensées, l'a nourrie,
lui a procuré des provisions afin qu'elle ne manque de rien et, vivant avec
elle maritalement, l'a rendue mère ; elle est même grand-mère...
Alors, ne vous précipitez pas, cher chevalier, à Toboso : cela vous briserait
le coeur...
Elie, la Jérusalem que vous décrivez avec tellement d'émotion n'est pas une
désolation ; elle ne l'a jamais été. Elle a vécu heureuse, traversant les siècles
dans les bras d'un autre peuple, les Palestiniens de Jérusalem, qui en ont bien
pris soin. Ils en ont fait cette ville superbe, parée d'un joyau magnifique
- la Coupole Dorée du Haram al-Sharif - ils y ont construit leurs maisons,
avec des arcs brisés et de vastes arcades, ils y ont planté des cyprès et des
palmiers.
Ils ne voient aucun inconvénient à ce que le prince-errant visite leur bonne
ville, en passant, lorsqu'il se rend de New York à Saragosse. Mais prenez garde
tout de même, mon vieux. Restez dans le cadre de l'histoire et ne dépassez pas
les bornes de la bienséance. Don Quichotte n'est pas entré à Toboso en jeep,
lorsqu'il est allé enlever sa Dulcinée. OK, vous l'aimiez, vous y pensiez, mais
cela ne vous donne pas le droit de tuer ses enfants, d'écrabouiller au bulldozer
sa roseraie, ni de poser vos rangers sur la table de son salon. Tout ce que
vous dites ne prouve qu'une seule chose : vous prenez vos désirs pour la réalité.
Et vous vous posez encore la question de savoir pourquoi les Palestiniens veulent-ils
Jérusalem ? Je vais vous le dire : Jérusalem leur appartient, c'est là qu'ils
vivent, c'est leur ville natale. D'accord, vous en rêviez lorsque vous habitiez
encore votre hameau perdu au fin fond de la Pologne. Mais beaucoup de gens,
de par le monde, en rêvaient aussi. Elle est magnifique, certes : on peut rêver
d'elle, à juste titre.
Elie, beaucoup de gens ont adoré cette ville au cours des siècles. Des artisans
suédois ont abandonné leurs villages et sont venus ici construire la pimpante
Colonie Américaine, avec les Vesters, une famille chrétienne dévote de Chicago.
Vous pouvez lire ça dans les oeuvres de Selma Lagerlof, autre lauréate du prix
Nobel. Sur les pentes du Mont des Oliviers, les Russes ont bâti la délicate
église Marie Madeleine, les Ethiopiens ont érigé leur monastère de la Résurrection
au milieu des ruines laissées derrière eux par les Croisés.
Les Britanniques sont parfois morts pour elle, ils lui ont laissé en héritage
architectural la cathédrale Saint-George et Saint-André. Les Allemands ont construit
leur pimpante Colonie Allemande et a assuré les soins aux malades à l'Hôpital
Schneller. Mon grand-père, très croyant, est venu se mettre à l'abri de ses
murailles, en 1870, après avoir laissé un village juif de Lithuanie pour venir
partager le sort des Hyérosolomitains si hospitaliers. Il y a trouvé le repos
éternel, jusqu'au jour de la Résurrection, sur les pentes du Mont des Oliviers.
Personne, parmi tous ces gens, n'a été traversé par l'idée de violer leur Dulcinée.
Non, ils se sont contenté de déposer des gerbes de fleurs architecturales en
marque de dévotion.
Ceux qui aiment Jérusalem sont légion. Il est blâmable, venant d'Elie Wiesel,
de réduire la lutte pour la ville à un bras de fer entre Musulmans et Juifs.
Ce dont il s'agit, c'est de l'opposition entre convoiter une propriété, et en
détenir le titre. La solution à ce conflit devrait être basée sur le dixième
commandement, que nos pères respectaient. Ils savaient, eux, que la vénération
ne saurait aller jusqu'à la prédation. Des millions de Protestants vénèrent
le Jardin de Jethsémani, que l'Eglise catholiques possède : cela ne leur en
attribue pas pour autant la propriété. Des multitudes de Catholiques visitent
le Tombeau de Marie, mais cela n'empêche pas qu'il reste sous la bonne garde
de l'Eglise Orthodoxe. Durant des générations, les Musulmans sont venus s'agenouiller
sur le lieu où Jésus est né, à Bethlehem, mais l'église qui y a été érigée est,
par définition, chrétienne et elle le demeurera pour toujours.
Le sionisme a infligé au peuple juif enjoué d'Europe orientale ce que l'eau
fait aux Gremlins dans les films de Spielberg. Il les a amenés à éliminer ethniquement
les Gentils de Jérusalem Ouest, à convertir l'hôpital Schneller et sa chapelle
en base militaire, à construire un Holiday Inn sur le tombeau vénéré de Sheikh
Bader... L'Etat d'Israël interdit aux Chrétiens de Bethléem de venir prier au
Saint-Sépulcre, et il empêche les Musulmans d'assister à la grande prière du
vendredi à la mosquée al-Aqsa, s'ils n'ont pas quarante ans accomplis. Ces changements,
apportés à la ville par le gouvernement israélien, ne sont pas autre chose que
son viol. Afin de tenter de justifier ce viol, vous invoquez les noms du Roi
Salomon et de Jérémie, et vous citez le Coran et la Bible. Laissez-moi vous
raconter une histoire juive hassidique, que vous auriez pu entendre raconter
dans votre schtetl, en Pologne. Une légende juive, un midrash, rapporte qu'Abraham
avait une fille. Un hassid simplet demande à son rabbin pourquoi Abraham n'a
pas marié sa fille à son fils Isaac. Et le rabbin de lui répondre qu'Abraham
ne voulait pas marier un fils réel à une fille imaginaire...
Les légendes sont l'étoffe dont sont faits les rêves. Certaines sont charmantes,
d'autres sont horrifiantes, mais aucune n'a la valeur d'un titre de propriété
ou d'un programme politique. Elie, vous ne voudriez sans doute pas perdre votre
appartement, à New York, à cause de quelques versets écrits dans le Livre de
Mormon. Cette manie de rabâcher le catéchisme sioniste ne tient plus, mais je
vais refaire une partie avec vous, pour la récréation du public. Comme n'importe
quel archéologue vous le dirait, le Roi Salomon et son temple sont tout aussi
imaginaires que la fille d'Abraham. D'ailleurs, ce n'est pas que ce soit tellement
important, mais le nom de Jérusalem n'est pas mentionné une seule fois dans
la Torah, le livre sacré des Juifs...
Elie, vous voulez toujours jouer ? Je vais vous dire plus. Les Juifs ne sont
même pas mentionnés dans la Bible juive. Prenez donc votre gros bouquin, sur
votre étagère, et vérifiez. Aucun des grands hommes légendaires que vous citez,
depuis le Roi David jusqu'aux Prophètes, n'y sont qualifiés de "Juifs". Ce nom
d'ethnie apparaît pour la première - et unique - fois, dans la Bible, dans la
version persane du tout dernier Livre d'Esther. L'identification des Juifs avec
les tribus d'Israël et les héros de la Bible est aussi valide que l'histoire
de la fondation de Rome par le prince Enée de Troie. Si les Turcs actuels, qui
se prétendent les "descendants de Troie" se mettaient à conquérir Rome, à dynamiter
les chefs-d'oeuvre baroques de Borromini et à expulser les habitants afin de
réinstaller l'héritage d'Enée, ils ne feraient que répéter la folie des Sionistes.
Nos ancêtres, l'humble peuple est-européen des Yids, dont la langue était le
Yiddish, avaient pour tradition de se parer des lions héraldiques impressionnants
des héros bibliques. Leur prétention de descendre de ces héros légendaires avait
la validité de celle de Tess, la fille de ferme ambitieuse de Thomas Hardy.
Mais même la Tess imaginaire ne conspire pas afin d'évincer les maîtres de leur
château ; elle ne s'arroge pas le manoir pour elle-même.
Un jour, je marchais avec un groupe de pèlerins chrétiens en direction de l'Eglise
du Saint-Sépulcre. J'ai été arrêté par un Juifs hassidique. Il m'a demandé si
mes compagnons étaient juifs et, à ma réponse que "non", il s'est exclamé, interloqué
: "Mais qu'est-ce que ces Gentils, ces goyyim, f... là, dans la Ville Sainte
?" . Il n'avait jamais entendu parler de la Passion du Christ, dont il n'utilisait
le nom que pour jurer. Je ne suis pas moins étonné de voir qu'un professeur
juif de l'Université de Boston puisse être aussi ignorant que ce Juif traditionaliste
et simple d'esprit. Jérusalem est sacrée pour des millions de croyants : Catholiques,
Protestants, Orthodoxes, Musulmans sunnites et shiites, des milliers de Juifs,
hassidiques et sépharades. Il n'en demeure pas moins qu'en tant que ville, Jérusalem
n'est pas différente de toutes les villes, ailleurs dans le monde : elle appartient
à ses habitants.
Encore vingt ans de contrôle sioniste transformeraient cette ville ancestrale
en un nouveau Milwaukee et en ruineraient le charme, d'une manière irréversible.
Jérusalem doit être restituée à ses habitants. Les propriétés réquisitionnées,
à Talbiey et à Lifta, à Katamon et à Malcha, doivent être rendues à leurs propriétaires.
Professeur Wiesel, respectez la propriété des Gentils comme vous entendez que
les Gentils respectent votre droit à posséder votre bel appartement. Les lieux
saints de Jérusalem sont régis par un accord international vieux de cent cinquante
ans (le Status Quo), avec lequel il ne faut pas plaisanter. La dernière tentative
d'y toucher a causé le siège de Sébastopol et la charge de la brigade légère
à Balaklava. La prochaine pourrait déclencher une guerre nucléaire.
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