6 mai 2001
L’ÉTAT- RÉSEAU ET L’ INDIVIDU-DÉMOCRATIQUE.
La médiation politique qu’a réalisé l’État-nation, depuis son accomplissement dans la révolution française, a consisté à exprimer les rapports sociaux sous la forme de rapports de classes, tout en rendant compatibles accumulation du capital et organisation sociale dans un cadre politique national correspondant grosso modo à son marché économique. Pour cela il s’agissait de dépasser le caractère borné d’un État expression de la domination d’une classe (l’État de la classe dominante dans le marxisme) dans un universel démocratique qui consiste en une mise en forme de la domination dans le cadre d’institutions et d’associations qui se substituent aux anciennes médiations de l’Ancien Régime. Ce mouvement va être très progressif puisqu’il se heurtera à de puissantes réactions contre-révolutionnaires.
Pour remplir sa fonction de représentant de l’intérêt général dans le rapport social capitaliste, l’État moderne, c’est-à-dire celui de la période proprement capitaliste et non plus seulement bourgeoise, doit bénéficier d’une autonomie relative et ne pas être simplement l’État de la classe dominante. C’est cela qui lui permet de réaliser un équilibre de compromis, par exemple dans la communauté du travail, autour de deux classes qui à la fois s’impliquent réciproquement et s’opposent. L’État est alors médiation des médiations (classes, syndicats etc) ou super médiation (l’Etat-nation comme idéologie) entre la société et les individus. L’État réalise en quelque sorte le programme hégélien développé dans La philosophie du Droit dans laquelle le philosophe définit les rapports respectifs entre l’ordre politique (celui du citoyen) qui relève de l’universalité et l’ordre de la société civile (l’espace économique) qui relève des particularités. L’État qui représente l’universalisme de l’intérêt général ne saurait le réaliser qu’en étant autre chose que l’instrument de la société civile. Bien sûr on a parlé d’État de la classe dominante, d’idéologie dominante, mais ce n’est que parce qu’une particularité, la classe bourgeoise, se présentait comme universel (la théorie du prolétariat adoptera la même démarche, ce qui n’est pas le cas de la théorie communiste dans son ensemble).
La société civile de l’époque de l’apogée des luttes de classes, en se politisant supprimait en quelque sorte la catégorie du politique pour mieux faire surgir la question sociale, ce qui explique l’ambiguïté des positions de Marx sur cette question et la difficulté qu’il eut à développer une véritable position uniforme sur l’État. Cela anticipe aussi un communisme perçu comme simple " administration des choses ". Aujourd’hui ce programme a été réalisé…par le capitalisme lui-même et sans la suppression de l’État ! L’État aujourd’hui réduit la politique à la gestion et perd ainsi son autonomie relative pour devenir agent direct de la reproduction d’ensemble des rapports sociaux capitalistes. Sa fonction ne peut alors plus être de concilier des intérêts de classes antagoniques entre une classe dominante et une classe dominée " dangereuse " (État démocratique de première forme libérale), ni de produire un rapport adéquat entre les deux grandes classes de la société unifiée autour du travail et du progrès (État démocratique de deuxième forme souvent appelé État-providence).
Avec la fin des classes en tant que sujets antagonistes l’État n’a plus à représenter des forces ; il n’a même plus besoin de représenter l’intérêt général car il le matérialise directement face à ce qui n’apparaît plus que comme des intérêts très particuliers, des questions de goût. Nous y reviendrons.
Mai 68 et les mouvements proches qui ont pu se dérouler dans d’autres pays, particulièrement en Italie, ont représenté le dernier assaut contre ce monde, mais leur échec a aussi précipité l’avènement du nouveau et le retournement de l’ancien cycle de lutte, puis son éclatement.
La société démocratique moderne était fondée sur un corps politique collectif intégrant l’hypothèse des conflits de classes, mais renvoyant du côté des individus les questions concernant ce que nous appelons la nature intérieure de l’homme. Quelle que soit alors la conception de l’État, il donnait l’impression d’intervenir de l’extérieur sur des rapports sociaux lui préexistant, sur une " socialité primaire " finalement irréductible. La dynamique du capitalisme résidait alors dans sa capacité à intégrer des formes différentes sans les faire disparaître, d’où l’idée que le capitalisme n’atteindrait jamais une forme pure.
Quand nous parlons aujourd’hui, dans Temps Critiques, de " société capitalisée ", c’est justement au sens d’un double mouvement historique, d’abord celui produit par la dynamique du capital compris aussi comme dialectique des luttes de classes et pas seulement comme domination de l’économie et ensuite celui qui se manifeste comme processus d’individualisation à partir de la révolution bourgeoise. Le succès de la démocratie moderne réside dans le fait de permettre une capitalisation de la société sans qu’il soit nécessaire d’ériger une unité politique supérieure.
Désormais l’Etat se densifie en tant que matérialisation d’un nouvel ordre objectif appuyé sur les " lois intangibles " de l’économie et mu par un processus technoscientifique présenté comme inéluctable. Il ne peut donc plus être considéré comme sujet, lui non plus, et il ne produit plus ni projet (il n’a que des problèmes à gérer et laisse les projets éclore des diverses formes d’autonomisation du social et du culturel : le projet de " refondation sociale " nous en fournit un exemple) ni éthique (la politique et les affaires ne font plus qu’un). Il traite les problèmes au cas par cas, il agit en réseau avec ses partenaires sociaux, les associations et les groupes de pression. Par réformes successives et conflictuelles les puissances multipolaires du capital et de l’État créent une " connexion " d’intermédiaires que l’on peut combiner, démultiplier et gérer à distance.
Certains voient dans ce mouvement une dérive néo-libérale de l’État et en appellent à un retour à l’État providence parce que l’État ne serait plus assez social, alors qu’il n’y a peut être jamais eu autant d’interventionnisme social. C’est aussi que ce social a changé de fondement. On est passé d’un social fondé sur le travail (produit de l’internisation de la classe ouvrière dans le capital, avec ses droits, ses acquis) à un social qui tend à s’en dégager puisque le travail perd de sa centralité et que la force de travail est de plus en plus inessentielle dans la " création de valeur ". Cependant ce mouvement reste contradictoire comme le montre l’ambiguïté qui habite le principe du RMI. Dans un autre ordre d’idée, on a une imbrication de plus en plus grande entre secteur public et secteur privé et, au moins en France, la tension des individus vers la communauté qui s’exprime dans certains mouvements comme celui de 95 ou dans les mouvements de solidarité aux " sans ", se manifeste toujours comme par défaut, en référence à l’État, représentation abstraite de l’en commun. Cela aboutit, chez certains libertaires, à des positions " contre nature " avec d’un côté la critique de toute extension de ce qui ressort du privé et finalement une certaine volonté de transformer tout le monde en fonctionnaire (ce serait assez logique pour les groupes léninistes ou trotskystes, mais on s’aperçoit que la CNT a la même position !) et de l’autre une vision de l’État moderne comme simple Etat répressif, " État comme ministère de l’intérieur " (position de la mouvance No pasaran).
Or il ne s’agit pas de critiquer l’État pour de mauvaises raisons car il y en a déjà suffisamment de bonnes sur lesquelles le combattre. Si l’État actuel est un État total (nous disons plutôt un " État social total "), ce n’est pas au sens de totalitaire ou de policier qu’il faut l’entendre, mais au sens où il imprègne tous les rapports sociaux en encadrant plus qu’en imposant. Une carte de crédit, un portable, un Pacs rendent plus dépendant de État l’individu-démocratique que n’importe quel contrôle policier effectif. Cette dépendance, perçue comme facilité ou liberté, induit des règles implicites de participation et d’adhésion des individus à la société et à l’État de cette société qui rendent caduque l’idée traditionnelle d’une opposition entre État et " société civile ". Ce n’est donc pas la police qui est partout (et la justice nulle part) comme ne cessent de le proclamer anciens et modernes gauchistes, mais l’État qui est partout, dans ses diverses ramifications et formes : la police est ainsi de plus en plus supplantée par des forces sociales de terrain (traitement social de la violence, intervention d’agences de sécurité), avec en réserve des unités militaires spéciales de dernier recours.
Avec l’éclatement des anciennes médiations (familles, quartiers, classes), l’Etat est devenu l’agent immédiat de la socialisation des individus, transformant la notion même de contrat social à la base du rapport bourgeois étendu ensuite à tous. A l’inverse des droits-liberté qui étaient censés fonder l’autonomie de la société civile par rapport à l’État démocratique libéral, les droits sociaux actuels sont des droits-créance que l’on peut " tirer " sur un État dont les prérogatives sont totales puisque ces lois peuvent s’insérer dans le moindre recoin de ce qui constituait auparavant des " vies privées ". Mais ces prérogatives ne sont pas extérieures aux individus puisqu’elles ne font que rendre compte de la multiplicité des intérêts en jeu et de la multiplicité des règles qui encadrent tout ce processus.
L’État se développe donc avec le déclin de toutes les anciennes médiations institutionnelles, au gré de telle ou telle de ses fractions en passe d’autonomisation. Et c’est la mise en réseau qui permet d’atteindre cette autonomisation des institutions. Les réformes jamais terminées de l’éducation et de la justice nous en fournissent deux exemples. Il tend à se déterritorialiser tout en maintenant sa présence et ses services par télématique plus que par la présence physique de ses agents. C’est ce qu’il réalise en fermant écoles rurales, perceptions, bureaux de poste et hôpitaux des petites villes, ce qui s’avère immédiatement contradictoire avec ses tâches de " sécurisation " des individus et plus généralement avec sa fonction de reproduction de l’ensemble des rapports sociaux.
Les activités humaines étant de moins en moins médiées par les institutions de l’ancienne société bourgeoise, le mouvement du capital et de son État crée des fonctions intermédiaires : les médiateurs (récemment nommés " professionnels de l’intermédiation sociale ") à la place des médiations ! Ces intermédiaires sont les outils d’une " gestion citoyenne " des politiques publiques ou privées, chargés de recréer du lien social. Cette pratique de l’intermédiation se retrouve dans l’économie avec le tapage fait autour de " l’économie solidaire " (forme intermédiaire entre État et marché). On aura ainsi des " travailleurs de l’intermédiaire " au sein d’une " économie plurielle " !
L’intermédiation ne s’arrête pas ici, mais pénètre les rapports les plus intimes. En référence au modèle de résorption de l’institution que nous avons évoqué, le PACS illustre cette cristallisation provisoire d’un intermédiaire sexualo-financier entre l’ancienne institution du mariage bourgeois " démocratisée " et la pure combinatoire sexuelle qui se dessine à l’horizon du cybersexe, de ses réseaux et de ses courtiers du coeur. Les potentialités du système capitaliste s’expriment alors comme " besoins sociaux " immédiats des individus. On a affaire à une caricature de l’ancienne société civile dans la mesure où s’expriment seulement le choc des intérêts contre des intérêts. Ce n’est pas seulement une formule journalistico-sociologique que de parler de retour des corporatismes, même s’ils empruntent de nouvelles formes et débordent le cadre des lieux de travail. N’importe qui aujourd’hui peut faire sa petite manifestation, bloquer le péage de l’autoroute, attaquer sa préfecture ou son Mac Do, faire sa grève de la faim, puis être reçu par des officiels. Tout cela est saturé d’un discours sur " le social " mené aussi bien par les médias que par l’État qui parle souvent à travers les membres de ce qu’il appelle encore la société civile. Il en appelle ainsi lui-même à des " conférences citoyennes " ou à des " concertations citoyennes " car il veut rendre la parole aux citoyens. Et les " mouvements citoyens " sont posés et vont se poser comme les nouvelles médiations pour solutionner les " problèmes de société " alors qu’ils ne sont plus que des intermédiaires. Le citoyenniste se veut médiateur en puissance et les mouvements citoyens cherchent à donner " un nouveau sens au social " . C’est leur côté moral qui doit leur permettre à la fois de dépasser l’éclatement des intérêts particuliers et de pratiquer la politique autrement. Il y a ainsi une interaction entre l’État et les citoyennistes dans le but d’assurer une reproduction et une gestion des rapports sociaux rendues difficile par le mouvement de globalisation du capital. La société capitalisée a besoin de produire sa propre contestation pour trouver les points d’appui moraux qui lui manquent. Mais pour ce faire les mouvements citoyens sont obligés de rechercher des boucs-émissaires, de parler de mondialisation plutôt que de globalisation (l’extrême-droite parle de mondialisme !), bref de se tromper d’ennemi puisque ce qui définit le capital comme système, c’est son détachement des formes matérielles de la richesse alors que ses critiques les plus immédiates le caractérise par son goût du luxe et de l’opulence.
" L’homme sans qualité " qu’est l’individu-démocratique a atteint le dernier degré de la basse tension qui l’oriente encore vers la communauté humaine et le citoyennisme, comme le mouvement d’affirmation des identités dans un autre registre, est un signe dans cette direction, certes dérisoire et contradictoire, de la part d’individus privés de communauté.
Dans bien des cas on s’aperçoit que la contestation du " système " tend à épouser la même dynamique : branchements contre branchements en quelque sorte. Comme le dit Deleuze, ce philosophe de la combinatoire des particularités qui se découvre — et que certains découvrent anarchiste — dans le rhizome chaque point se connecte à un autre et on y rentre par n’importe où. Connexion, le maître-mot est lâché. Dans ce monde il s’agit d’être connecté ou de ne pas être et le relationnel l’emporte sur l’essence et la substance. Les manuels de néo-management recyclent facilement cela pour nous montrer qu’il n’y a pas d’essence du travail, qu’il n’ a plus de contenu (jusqu’à là nous sommes d’accord) et qu’il est déjà une activité créatrice ou une attitude qui engage tout notre être (là nous sortons le lance-flamme !). Cette imbrication libérale-libertaire que des auteurs comme Le Goff et Boltanski ont bien décrits, fait qu’on ne sait plus bien qui est à l’origine de la tendance à la disparition des anciennes distinctions : vie publique/vie privée, vie privée/vie professionnelle etc.
C’est par exemple toute la sphère du privé qui s’ouvre au champ politique…pour y perdre son indépendance. Tout peut alors devenir source d’identité à partir du moment où on peut le raccrocher à un ensemble de modes de vie reconnus ou qui cherchent leur reconnaissance (genre, préférence sexuelle et toute minorité ) auprès de l’État. Celui-ci est alors chargé de synthétiser les revendications de ces multiples identités éclatées, de les rendre compatibles. Si cela donne la " pensée unique " en économie, dans le social et le culturel cela donne le " politiquement correct " et une apologie du " multiculturel " qui s’étend de No pasaran jusqu’au PDG de Vivendi
Dans le même mouvement où le privé se politise, la politique se réduit au privé comme le montrent les " scandales " Clinton-Legwinski aux Etats-Unis et la mise à jour des rapports entre classe politique et homosexualité en GB.
L’Etat intervient donc de plus en plus dans les micro-conflits d’un " social " élargi, en y dévoilant des rapports de force jusqu’à là masqués par la prégnance des principes abstraits de l’universalisme. Les droits remplacent alors le Droit, les conventions et les contrats remplacent la loi. La société capitalisée montre ainsi sa capacité à constamment produire des séparations qui la conduisent ensuite à injecter du " social " afin de réagréger les individus à sa société sans communauté humaine. Et il ne sert à rien d’opposer à ce procès de totalisation sans totalité des identités collectives immédiates, des " nous " qui seraient une réponse libertaire à l’éclatement du sujet. Là encore le mouvement des particularités ne fait qu’épouser le mouvement du capital en le transférant de la sphère économique à son propre secteur, celui de la gestion des subjectivités. Là réside la source d’une tendance générale à la contractualisation des rapports sociaux. Si on considère la loi sur le harcèlement sexuel, dans sa conception américaine, assez différente de la conception française, on s’aperçoit qu’on n’a pas essentiellement affaire à une mesure de protection particulière supplémentaire en faveur des femmes, mais à l’édiction d’une règle qui doit mettre fin à des rapports spontanés forcément inégaux, afin de les organiser selon la loi économique et juridique de la propriété privée, ici appliquée sur nos propres corps. Un contrat doit être établi avant tout échange sexuel et en en stipulant les étapes comme l’indiquait le règlement de l’Antioch College (Ohio).
A partir de cette base deux grandes tendances se dégagent. D. Cohn-Bendit représente bien la première, au moins au niveau médiatique,, c-à-d le clan libéral-libertaire qui regroupe aussi les divers " branchés ", les partisans de l’Europe et d’une symbiose entre un local et un mondial déterritorialisé par les TGV et internet. Ce projet se présente comme un dépassement des États-nations, une nouvelle forme de l’internationalisme. La deuxième tendance apparaît comme plus paradoxale et même incohérente par certains côtés. Il faut dire qu’on peut déjà la diviser en deux sous-groupes ; un groupe d’ex-gauche qui attaque dans l’économie tout ce qu’il défend dans le social et le culturel (exemple significatif : la question de la " libre circulation " : il est contre la libre circulation des marchandises, mais pour la libre circulation des individus) et le groupe des identités radicales qui revendique la libération des identités et des pratiques minoritaires et la répression des pratiques dominantes (le politiquement correct et les lois contre ceci-cela). Pour ces tendances, la théorie et une activité critique qui se veut globale sont à critiquer comme des formes masquées du pouvoir et de la domination, parce qu’elles font violence à une réalité " plurielle " et " moléculaire " en cherchant à imposer l’un contre le multiple. En effet, il ne faudrait pas concevoir pouvoir et domination comment n’étant produit que par le capital et l’Etat. Il existerait un ensemble de micro-pouvoirs (influence de Foucault) qui traverseraient aussi tous les individus que l’on va classer en dominants et dominés. Cette critique de la totalité est un point commun aux théories post-modernes et aux pratiques visant à la déconstruction et au relativisme. Là encore on retrouve l’air du temps et finalement ça n’a rien de contradictoire avec l’idée que le capitalisme et la démocratie représentative sont le moins pire des systèmes. Tout serait donc relatif.
Ce modèle sera étendu à tout type de domination et une gradation des comportements criminogènes permettra de déterminer les pires ennemis qui, en l’absence de l’ancienne " ligne de classe ", seront désignés par une critique moralisante. Les discours et pratiques " anti " désigneront ainsi des coupables en puissance et un groupe de super-salauds : les hommes blancs chrétiens hétérosexuels et mangeurs de viande. Sur le constat juste qu’il n’y a plus aujourd’hui de représentation possible d’un sujet historico-politique, les identités particulières fondent un individu qui n’est plus qu’un ensemble empirique d’intérêt et de motivations. Toute distinction entre objectivité et subjectivité est supprimée et la révolution n’est plus une affaire sociale/politique, mais relèverait du personnel ou du bio-politique. Or les désirs sont aussi des désirs sociaux car ils proviennent d’individus riches de toutes leurs déterminations, même si celles-ci sont le produit de rapports sociaux aliénés. Il ne faut donc pas confondre une intervention politique qui transformerait ces rapports sociaux, sans pour cela faire table rase des déterminations, avec un immédiatisme social qui postule une automaticité du changement par conversion des individus culpabilisés. Plus généralement, cette perte de référence qu’ont produit la critique de la théorie du prolétariat et la fin de celui-ci comme classe antagonique, conduit à un nouveau moralisme, à une attention portée à la souffrance (influence de Dejours) d’ailleurs directement revendiquée par les anti-spécistes dans leur combat pour la " libération animale ". On est passé d’une conscience politique à une conscience plaignante et récriminatrice. Comme le dit A. Brossat, il n’y a pas besoin d’avoir lu Nietzsche pour comprendre qu’un monde peuplé de victimes et de coupables, c’est-à-dire d’hommes du ressentiment, rend indistinct tout front de lutte et empêche toute dimension politique autre que ce pauvre politiquement correct qui représente une nostalgie de la conception bourgeoise de la liberté comme ensemble de propriétés à défendre et a pour conséquence d’inscrire toujours davantage les individus dans l’ordre étatique. Seulement là où l’idéologie bourgeoise imposait un champ politique et ses institutions tout en laissant l’organisation de l’espace privé dans le latent, le discours du capital dissout la politique dans une pure généralisation du social.
La critique révolutionnaire de la vie quotidienne telle qu’elle a pu être menée dans les années 60 par certains marxistes (comme H. Lefebvre) ou certains groupes radicaux (comme l’ Internationale Situationniste) se mue en tyrannie de l’intimité. On a donc le changement social à la place de la révolution sociale et le système de reproduction capitaliste y puise son dynamisme, lui qui cherche toujours, contradictoirement, à s’émanciper des barrières, qui ne craint aucun interdit puisqu’il a envahit tout le champ social. En retour, il est de moins en moins perçu comme la représentation de l’unité des rapports sociaux (" l’intérêt général ") comme on a pu le voir dans le mouvement de 1995, qui malgré ses limites visait un universel : le service public.
Pourtant le " personnel " n’a en soi rien de critiquable s’il n’est pas isolé du social-historique qui le constitue en partie. Il peut alors être un élément de critique du militantisme et particulièrement de ce militantisme au profit de " Causes " qui nie justement l’individualité et la singularité au nom de particularités. Il peut aussi permettre de rendre compte du stade actuel de tension entre l’individu et la communauté humaine et donc de poser un en-commun qui ne s’en remette pas à l’État et à ses lois. Même si des individus ont déjà posé cette exigence en liaison avec l’expérience révolutionnaire et non en vertu d’une simple morale du bien commun qui revient en force aujourd’hui via Kant ou les philosophes anglo-saxons, ce n’est que maintenant qu’un bilan peut véritablement être tiré des défaites historiques des tentatives révolutionnaires ainsi que des limites théoriques et pratiques du marxisme et de l'anarchisme. Faut-il encore le vouloir et s’en donner les moyens, ce qui ne semble pas être le cas en milieu libertaire où se côtoient un certain triomphalisme (le libertaire est à la mode et il baigne dans un doux bain social ou culturel !), un activisme désemparé (qui le fait sauter sur tout ce qui bouge) et un prurit organisationnel (" L’ Appel pour l’unité des libertaires ")qui renoncent finalement à rendre compte du monde, à le rendre intelligible, ce qui représente pourtant une tâche nécessaire dans la lutte pour un devenir autre
En guise de conclusion.
Il ne s’agit donc pas de se brancher, que ce soit en continu ou en " courant alternatif " sur un nouveau monde qui déterminerait complètement notre action. Mais il ne s’agit pas non plus de s’en exclure en faisant comme si rien n’avait changé, en faisant comme si un fil historique n’avait pas été rompu par la défaite du mouvement prolétarien. Il ne s’agit pas davantage de s’abandonner à une sorte de catastrophisme du capital qui nous amènerait soit à poser un nouveau " socialisme ou barbarie " (sans perspectives socialistes et sans valeurs pour définir la barbarie !) soit à se replier sur diverses formes de primitivisme (Zerzan, Kaczynski).
Fondamentalement, ce qui est posé par l’urgence de la situation, ce sont les conditions d’une articulation entre des luttes dont le caractère fragmentaire et défensif est évident, en l’absence d’un projet historique global, et une référence à un universel qui n’apparaît plus directement depuis que s’est résorbée la vision d’une classe émancipatrice universelle. Par passion pour la révolution et par fidélité à certains de ses moments antérieurs, nous donnons à cet universel le nom de communauté humaine, mais sans pouvoir le remplir d’un contenu concret immédiatement, même si dans le mouvement de 1995 et à un autre niveau dans celui des " sans papiers " affleure quelque chose qui n’est pas loin de donner figure à cette dimension. Il faut pourtant faire apparaître cet universel pour que puissent vraiment se développer des perspectives d’actions et d’interventions politiques, sinon l’État peut continuer encore longtemps à gérer " au cas par cas ".
Avril 2001.
J. Guigou et J. Wajnsztejn.
Vive la révolution : http://www.mai68.org
ou :
http://www.cs3i.fr/abonnes/do
ou :
http://vlr.da.ru
ou :
http://hlv.cjb.net