17 septembre 2001
Interview de Leïla Shahid,
Déléguée générale de Palestine en France
Propos recueillis par Pierre-Alexandre Orsoni
avec la collaboration
de Marcel Charbonnier,
le dimanche 16 septembre
2001.
Le gouvernement israélien entretient la confusion entre l’Autorité
palestinienne et le terrorisme islamiste. Il profite du climat inédit créé par
les attentats aux Etats-Unis pour intensifier ses attaques militaires contre
la population palestinienne. Depuis le 11 septembre dernier, une trentaine de
Palestiniens ont été assassinés et de nombreux autres, blessés, dans les bombardements
effectués par la marine, l’armée de terre et l’armée de l’air
israéliennes. Leïla Shahid, Déléguée générale de Palestine en France revient
sur cette semaine, dont les conséquences seront décisives pour l’avenir
du Moyen-Orient.
- Quel impact les attentats du 11 septembre
dernier, à New York et à Washington, vont-ils avoir sur le conflit israélo-palestinien
?
- Leïla Shahid : Je pense que l’impact des attentats - terribles - de
New York et de Washington sera, malheureusement, grave et dangereux. Cette tragédie
- qui affectera le monde entier pendant longtemps - intervient à un moment où
le gouvernement d’Ariel Sharon pratique, depuis sept mois, une politique
de répression sans précédent contre les populations civiles, refusant aujourd’hui
tout dialogue politique.
La coalition de lutte anti-terroriste mise sur pied par le gouvernement américain
afin de punir les auteurs des attentats - auteurs qu’ils désignent comme
faisant partie des réseaux Bin Laden - risque de se transformer en couverture
pour les agissements d’Ariel Sharon, qui souhaite "terminer le travail"
qu’il poursuit depuis sept mois, à savoir : détruire l’Autorité
palestinienne et ce qu’il reste de ses infrastructures et assassiner le
plus grand nombre possible de ses dirigeants. La stratégie d’Ariel Sharon
consiste à faire en sorte que le plus grand nombre de Palestiniens s’enfuient
vers la Jordanie : comme on ne le sait sans doute pas assez, il a toujours prôné,
en guise de "solution" au conflit, l’établissement d’un Etat palestinien
en Jordanie, et non en Palestine.
La seule chose qui retenait jusqu’à présent Ariel Sharon et, donc, l’armée
israélienne, c’était une forme de veto de la communauté internationale,
en particulier de la Communauté Européenne et aussi - dans une moindre mesure
- des Etats-Unis. Mais désormais, tandis que toute l’attention se tourne
vers la tragédie que le peuple américain est en train de vivre et que tous les
efforts de la diplomatie européenne se focalisent sur la mise en place de l’alliance
qui se dessine en vue d’une riposte, je redoute fort qu’Ariel Sharon
ne se croie tout permis. Il a déjà eu le suprême mauvais goût de déclarer à
Colin Powell, en lui présentant les condoléances d’Israël, que si l’Amérique
a son Bin Laden, Israël a le sien, en la personne de... Yasser Arafat !... C’est
vous dire à quel point Sharon ne va pas manquer de profiter de cette campagne
antiterroriste mondiale afin de brouiller les pistes et d’asséner à l’opinion
publique mondiale un amalgame fallacieux entre la résistance palestinienne et
le terrorisme, emboîtant en cela le pas à un Vladimir Poutine qui a d’ores
et déjà fait cet amalgame entre les terroristes islamistes et, pour sa propre
chapelle, le peuple tchétchène.
- Quelle est votre position à l’égard
du terrorisme ?
- Leïla Shahid : Je définis comme terroriste toute action militaire
menée par des individus, des collectivités ou un Etat, contre des civils innocents.
L’Autorité palestinienne a toujours condamné, sans la moindre ambiguïté,
toute action terroriste, que ce soit celles qui prennent pour cibles des civils
israéliens ou celles qui prennent pour cibles des civils palestiniens.
Il en va, bien entendu, de même en ce qui concerne les attentats horribles qui
viennent de frapper le peuple américain.
La condamnation par l’Autorité palestinienne de toute forme de terrorisme
n’est pas uniquement morale, elle n’est pas la traduction du seul
refus catégorique de prendre les populations civiles en otages d’un conflit
: il s’agit d’une position politique. Du jour où l’Autorité
palestinienne (et avant elle, l’Organisation de Libération de la Palestine
- OLP) a soutenu l’option de deux Etats côte à côte - un Etat palestinien
et un Etat israélien - nous avons commencé à travailler avec des partenaires
israéliens qui reconnaissaient la nécessité de la création d’un Etat palestinien.
A partir de là, toute action prenant pour cible des civils israéliens, en Israël
même, allait à l’encontre du principe de la coexistence entre Israéliens
et Palestiniens.
- Quelle stratégie, selon vous, les mouvements
terroristes islamistes poursuivent-ils ?
- Leïla Shahid : Tout d’abord, je pense nécessaire de rappeler
que la stratégie des mouvements islamistes à travers le monde - et pas seulement
aux Etats-Unis - est un détournement total des valeurs de l’Islam. L’utilisation
de cette religion, son détournement pour en faire une idéologie politique :
cela est totalement inacceptable.
Comme par une traduction tragique des lois de la physique qui veulent que "la
nature ait horreur du vide", ces mouvements islamistes fondamentalistes sont
venus prendre la place qu’occupaient les mouvements progressistes, de
gauche, qui existaient dans l’ensemble des mondes arabe et musulman.
A l’époque où le nationalisme arabe existait (la période nassérienne en
Egypte en fut l’épisode le plus prestigieux) et où il était le ferment
de nombreux mouvements progressistes, l’islamisme politique n’existait
pas.
L’islamisme politique, il faut que vos lecteurs le comprennent, a été
encouragé et soutenu par les Etats-Unis et la CIA au moment de la guerre contre
le régime communiste de Kaboul. Les Américains avaient fait, à l’époque,
le choix de soutenir l’organisation islamiste des Moudjahidin (les Combattants).
Bin Laden, qui les dirigeait, a été, à l’époque, financé, formé à la lutte
militaire et, pour tout dire, utilisé par les Etats-Unis et la CIA.
Une fois cette guerre terminée, les "reliquats" de ces mouvements islamistes
soutenus et financés par les Américains se sont "recyclés", d’une part,
en Algérie, où ceux que l’on appelle (ce n’est pas un hasard) les
"Afghans" mènent une guerre terrible et horrible aux forces démocratiques et
au gouvernement algérien et, d’autre part, en Bosnie et ailleurs dans
les Balkans. Bin Laden, quant à lui, issu de cette "école américaine de l’anticommunisme"
en Afghanistan, se retourne aujourd’hui contre les Etats-Unis. C’est,
hélas, de sa formation reçue à très bonne école - la CIA - qu’il tire
sa diabolique efficacité.
- Quels moyens existent-ils pour lutter
contre cette nouvelle forme de terrorisme ?
- Leïla Shahid : Que ce soit au Moyen-Orient ou ailleurs dans
le monde, il n’existe pas de solution miracle. Une solution militaire,
motivée par le sentiment de revanche d’une population meurtrie comme l’est
celle des Etats-Unis aujourd’hui, n’est absolument pas souhaitable.
Tout d’abord, parce qu’il est très difficile de repérer les mouvements
terroristes, par définition clandestins, dont la capacité à se fondre dans la
population d’un pays est remarquable. Des bombardements, en Afghanistan,
ne viendraient qu’augmenter les souffrances d’une population afghane
déjà meurtrie par vingt ans de guerre. Il ne faut pas reproduire les erreurs
du passé. Je pense au Soudan, notamment, au bombardement de cette usine pharmaceutique,
que les Etats-Unis soupçonnaient d’abriter un laboratoire de fabrication
d’armes chimiques. Les Américains ont fini par reconnaître qu’ils
avaient agi sur la foi d’une mauvaise information.
Je pense que la seule façon de lutter contre le terrorisme est d’avoir
une politique à long terme, qui consiste à en éradiquer la "justification" principale,
qui est en général une dénonciation politique de conflits qui ne peuvent être
résolus parce que le droit international n’est pas appliqué partout avec
la même détermination ; le fameux "deux poids - deux mesures"... La communauté
internationale ne doit plus gérer les conflits en fonction de ses intérêts régionaux.
Par exemple, le conflit israélo-palestinien, qui est utilisé par les islamistes
comme un terreau de haine, n’a jamais reçu l’attention qu’il
méritait de la part de la communauté internationale. Le manque de volonté de
celle-ci à faire appliquer les résolutions des Nations Unis - entre autres,
les résolutions 242 et 338, prises depuis des années, et qui exigent le retrait
de l’armée israélienne des territoires qu’elle occupe en Palestine
- en est une illustration des plus regrettables.
A l’inverse, nous avons vu que la communauté internationale pouvait se
mobiliser lorsqu’il s’agissait de libérer le Koweït de l’occupation
irakienne, puisqu’elle s’est engagée dans une véritable guerre mondiale
pour faire appliquer les résolutions des Nations-Unies.
Il est primordial d’apporter des réponses politiques, si l’on veut
isoler efficacement les éléments extrémistes qui appellent à des actions terroristes.
Les terroristes profitent du malaise produit par des situations comme celles
qui perdurent au Moyen-Orient, notamment.
- Cette nouvelle forme de terrorisme
n’annonce-t-elle pas un "clash" entre civilisations, comme l’avance
Hillary Clinton ?
- Leïla Shahid : Je récuse totalement la vision d’Hillary
Clinton et de tous ceux qui voient dans cette nouvelle forme de terrorisme un
affrontement de civilisations. Ce que nous sommes, hélas, en train de vivre,
aujourd’hui, est le résultat d’un échec politique à résoudre correctement
les conflits sur la Planète, mais aussi à répartir équitablement les richesses,
ce qui aboutit à la constitution d’un marché global qui fonctionne, en
dernière analyse, selon les intérêts des Etats-Unis et en fonction de leurs
exigences. Ainsi, les nations "périphériques" qui, souvent, comme en Afrique,
sont détentrices des ressources les plus importantes du monde, se retrouvent
en position de consommateurs des produits transformés ailleurs et mis sur le
marché par les économies capitalistes. Ainsi le terme de "mondialisation" manque,
à dire le moins, de précision, puisqu’il ne concerne que ceux qui détiennent
la propriété, les moyens de production et les marchés solvables. Il y a une
dimension économique et sociale très importante dans le terreau humain qui soutient
cette forme de terrorisme, en particulier contre l’Amérique, perçue aujourd’hui
(après la disparition du bloc soviétique) comme la nation qui détient l’hégémonie
totale dans le monde, sur les plans financier, commercial, politique et militaire.
On voit bien que les attentats récents, aux Etats-Unis, n’ont qu’un
but, animés qu’ils sont par la haine : punir (de surcroît, hélas, des
innocents), faire le plus de mal possible. C’est l’expression d’un
refus total, alimenté par la frustration, la marginalisation des nations dites
"pauvres" à travers un certain nombre de contrées et ce n’est pas un hasard,
si ces réseaux terroristes trouvent leurs militants et leurs soutiens dans une
région comme l’Asie du Sud-Ouest, qui a été victime de guerres terribles,
en Afghanistan, au Pakistan, au Cachemire ou bien encore, au Moyen-Orient...
Il serait très grave, aujourd’hui, de tomber dans le piège de l’amalgame
qui consiste à voir dans les actions des réseaux islamistes une dimension culturelle
qui ferait de l’Islam, en tant que religion, mais aussi en tant que culture,
l’ennemi à abattre pour la culture judéo-chrétienne. L’Histoire
prouve le contraire.
Des "analyses" de ce type contribuent à alimenter les idéologies des Bin Laden
et consorts, lesquels voient en leur terrorisme on ne sait quelle lutte du monde
musulman contre le monde chrétien. Les confusions, très dangereuses, qu’elles
entretiennent, quand elles ne les créent pas ex-nihilo, bien loin de seulement
constituer les tenants et les aboutissants d’une lecture socio-politique
totalement aberrante, aliènent à la civilisation occidentale énormément de monde
dans un monde musulman dans les plaies duquel elles ne font que remuer le couteau
de frustrations accumulées, celles-là bien réelles.
- Aujourd’hui, le peuple
palestinien commémore le 19ème anniversaire du massacre des camps de réfugiés
de Sabra et Chatila, au Liban. Qu’évoque pour vous cet anniversaire ?
- Leïla Shahid : En ce 19ème anniversaire, la plus grande tragédie, c’est
de penser que l’homme qui a été dénoncé par ses propres soldats et par
une commission d’enquête israélienne, comme étant directement responsable
des massacres de Sabra et Chatila, se retrouve élu Premier ministre du gouvernement
israélien. Il y a là quelque chose qui devrait interpeller le peuple israélien
qui, à cause de sa peur de l’"autre", a fini par voter pour un criminel
de guerre, Ariel Sharon, qu’il avait dénoncé en 1982, année où 400 000
Israéliens avaient manifesté pour réclamer sa démission. Il faudrait que la
population israélienne ait le courage de regarder son histoire en face et de
ne pas faire l’erreur de rejeter trop facilement la responsabilité qui
est la sienne sur le peuple palestinien. La société israélienne doit maintenant
savoir extirper de son sein ses propres démons.
Sur le plan international, à côté de ce constat affligeant que nous tirons du
triste spectacle que nous donne la société israélienne, il y a des signes très
rassurants. En premier lieu, le fait qu’aujourd’hui, certaines juridictions
permettent l’application des conventions internationales contre la torture,
les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Le fait qu’Ariel
Sharon soit aujourd’hui interpellé par la justice belge pour les crimes
qu’il a commis en 1982 à Sabra et Chatila, qu’Augusto Pinochet ait
été interpellé par la justice espagnole pour ses crimes commis au Chili et que
Slobodan Milosevic soit emprisonné et jugé par le Tribunal international de
La Haye, montre que le respect des conventions internationales devient un instrument
diplomatique plus fort que la "raison d’Etat", et c’est encourageant.
Quel que soit le résultat de la procédure lancée par la justice belge à l’encontre
d’Ariel Sharon, les victimes palestiniennes de Sabra et Chatila ont déjà
gagné une bataille, du fait que des juges et des magistrats ont accepté de plaider
le cas de Sharon et que lui-même a dû renoncer, il y a quelques mois, à son
déplacement en Belgique, de peur d’avoir à répondre à la convocation des
magistrats.
Par ailleurs, l’affaire qui a entouré la nomination au Danemark de Carmi
Gillon, le nouvel ambassadeur d’Israël, est encourageante, elle aussi.
En effet, la nomination de Carmi Gillon, ancien chef de la Sécurité intérieure
israélienne, a suscité un tollé au Danemark, après qu’il eût avoué avoir
eu recours à "des pressions physiques modérées" (autrement dit : à la torture)
à l’encontre de prisonniers palestiniens.
Ces affaires ont le mérite d’avoir amené les services israéliens à formuler
la recommandation que l’on évite, à l’avenir, d’envoyer en
poste dans certains pays d’anciens chefs militaires ou d’anciens
responsables des services de renseignement, susceptibles d’être poursuivis
pour des actes de torture ou pour des crimes de guerre perpétrés sur les populations
palestiniennes. C’est un progrès dont doivent se réjouir tous les démocrates
dans le monde entier. C’est aussi, pour les Palestiniens, une reconnaissance
des torts qu’ils ont subis et qui n’avaient pas trouvé, à l’époque,
les Tribunaux internationaux susceptibles d’en condamner les coupables.
Ariel Sharon, tout Premier ministre qu’il est, devra répondre un jour
des crimes de guerre qu’il a commis et qu’il continue encore aujourd’hui
à commettre (jusqu’à quand, jusqu’où ?) contre le peuple palestinien.
[Droits de reproduction : Cette interview est libre
de droits, elle peut être publiée sans accord particulier.]
- Renseignements :
Délégation générale de Palestine en France : 01 48 28 66 00
Pierre-Alexandre Orsoni : 06 84 05 76 44
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