19 septembre 2001

 

Je ne me sens pas americaine,
par Marie-Jose Mondzain
LE MONDE | 18.09.01 | 10h53 | analyse


          Depuis le 11 septembre, il nous est demandé d'être americains. Jacques Chirac et l'ambassadeur en France des États-Unis observent trois minutes de silence devant la garde républicaine, le 14 septembre dernier. Personnellement, aujourd'hui, je ne me sens pas du tout américaine, mais je sens au contraire redoubler en moi toutes les raisons de condamner un monde qui fait chorus avec un président catastrophique, celui qui défend la peine de mort et qui n'a que mépris pour le Moyen-Orient. L'horreur de ce qui vient d'arriver nous plonge tous dans la tristesse et dans l'effroi. De telles emotions ne doivent en aucun cas paralyser la pensée et nous priver de tout jugement.

          L'analyse des images qui nous submergent est mythologiquement claire. Le symbole d'un empire économique s'écroule, rien ne manque aux emblèmes, ni la tour babélienne, ni la foudre divine, ni, surtout, le discours qui retourne la guerre sainte des uns en justification de la sainte guerre des autres. Des hommes et des femmes succombent ensemble, bourreaux et victimes indistinctement. Et le deuil ne se prend qu'en cantiques et drapeaux. Dies Irae ! La planète est en prière, et l'Amérique est sûre que Dieu va exprimer sa colère et son désir de juste vengeance contre les pieux impies.

          Les morts ne sont que des chiffres, ils s'appellent " disparus ", ceux qui sont absents de toutes les images. Jamais on n'a tant parlé de Dieu. La vraie victime n'est pas de chair, elle n'est pas humaine, mais symbolique. Voilà ce qu'il nous faut croire. La confusion est devenue totale entre bourreaux et victimes, mais aussi entre réalite du deuil et fiction des drapeaux, entre symbole de béton et vie humaine.

          Certains ont pu parler des dangers d'un abus des images de " la mort en direct ", d'autres ont évoqué la lourde analogie cinématographique avec les films-catastrophes. Il n'en est rien. Le passage en boucle d'une dizaine d'images obsédantes et répétitives de deux tours qui s'effondrent n'a pas le moindre rapport avec le direct d'une temporalité, qu'elle soit réelle ou narrative. Bien au contraire, elle fait basculer le spectateur dans la répétition hallucinatoire d'un clip-cauchemar, c'est-à-dire d'un mauvais rêve empruntant le rythme publicitaire.

          La déréalisation opère dans la fascination de l'effroi, et nous attendons le réveil salvateur.

          On nous hypnotise, on nous maintient dans la stupeur. Il faut que l'imprevu entre dans l'impensable. J'entends une radio dire : " L'impensable est arrive. " Cette situation informative est d'une grande violence et nous prépare à la violence impensée des réponses qui se préparent.

          Soyons clairs à notre tour. Comme dans tout scénario meurtrier, la question de l'enquêteur est : à qui profite le crime ? Aux Palestiniens ? Certainement pas : Sharon a enfin les mains libres. Il ose dire qu'Arafat est son Ben Laden et il va continuer sa politique aveugle face aux nations tetanisées ! Aux Afghans ecrasés par les talibans ? Non plus : les voilà menacés de disparaître demain sous les bombes americaines. Aux pauvres ? Aux opprimés ? Pas le moins du monde. Si Ben Laden est bien en cause, il est le fils traitre des Etats-Unis, leur ancien élève, l'outil stratégique de naguère ; sa richesse est américaine.

          À présent, dans le monde entier, les Arabes sont montrés du doigt comme des monstres programmés religieusement. Halte a l'amalgame, dit-on. L'amalgame est fait, voilà la triste verite.

          Non. Ceux qui se dressent plus arrogants et plus forts que jamais sont Bush, Poutine et Sharon. Quelle reussite ! Bush devient un immense héros à la fois tragique et vengeur, et Poutine peut en finir avec les Tchétchènes...

          Maintenant, regardons de plus près : voilà un pays, le plus puissant du monde, qui ne vous laisse pas entrer chez lui avec un camembert, un chien non vacciné ou une carte du Parti communiste méme perimée, mais où vous pouvez, en tant que citoyen d'un pays arabe appartenant a des réseaux terroristes, entrer avec un faux passeport, apprendre a piloter, vous équiper d'armes blanches sans faire l'objet du moindre soupçon, de la plus petite surveillance. N'est-ce pas étrange ? Vous pouvez même faire savoir qu'il se prépare quelque chose de fort méchant, on ne vous croit pas.

          Ces mêmes Arabes sont si stupides qu'ils circulent encore deux jours après l'attentat dans un aéroport avec des armes blanches, des consignes de pilotage ; d'autres laissent une voiture avec le Coran et un manuel de pilotage dans un parking. Suivez la trace, c'est simple, le lendemain. La CIA et le FBI, avant-hier encore impuissants, deviennent d'une efficacite stupéfiante. Tout cela est si invraisemblable qu'on ne peut pas ne pas se poser des questions graves.

          Je ne suppose aucun grand complot machiavelique, mais je constate que la stratégie confusionniste des informations vise a produire un chaos ténébreux dans l'esprit de chacun. Si nous ne savons plus quoi penser, quelle aubaine pour ceux qui pensent à notre place et qui prendront des décisions terribles sans que nous ayons pu exprimer nos doutes, nos interrogations, nos analyses. Le prix payé par les vraies victimes de cet effroyable carnage est démesure. Encore faut-il que les vies humaines aussi, en Occident, aient autant de prix qu'on nous le dit. L'histoire de notre XXe siecle nous permet d'en douter.

          Tout ce que je souhaite, c'est que nos gouvernements occidentaux ne s'engouffrent pas tête baissée dans un inextricable écheveau d'intérêts économiques dont la population civile de la planète entiere est en train de devenir l'otage. Nous devons tous résister au désir de vengeance aveugle qui ouvre à nouveau les vannes au racisme, au fanatisme religieux de tous les camps, et qui nous ferait oublier de remonter aux veritables causes économiques et politiques d'un si grand désastre.

Marie-Jose Mondzain est directrice de recherche au CNRS.

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 19.09.01


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