Octobre 2001
       APOLOGIE 
  POUR L'INSURRECTIONALGÉRIENNE
  
            « Il 
  me semblerait plus satisfaisant, pour ma part, puisqu'il s'agit d'hommes qui 
  se sont illustrés par des actes, qu'on ne les honorât qu'avec des actes [...]. 
  Il est difficile en effet de trouver pour les célébrer les mots justes, quand 
  la réalité des faits n'est pas toujours admise sans peine. L'auditeur bien informé 
  et favorablement prévenu risque, étant donné ce qu'il attend et ce qu'il sait, 
  d'être déçu par ce qu'il entend. Et celui qui n'est pas au courant pourrait 
  bien par jalousie, soupçonner quelque exagération, là où on lui parle d'actions 
  qui dépassent ses possibilités. L'éloge des actions d'autrui n'est supportable 
  que dans la mesure où l'on se croit soi-même capable de faire ce qu'on entend 
  louer. Une action dépasse-t-elle nos forces, dès lors l'envie engendre 
  le scepticisme. »
  
            Thucydide, 
  Histoire de la guerre du Péloponnèse.
  I
            Quevedo a dit des 
  Espagnols : « Ils ne surent pas être des historiens, mais ils 
  en méritèrent. » Cela est resté vrai de leur révolution de 1936 : 
  l'histoire en a été écrite par d'autres. Il est trop tôt pour écrire l'histoire 
  de l'insurrection qui a commencé au printemps 2001 en Algérie, mais il n'est 
  pas trop tard pour la défendre ; c'est-à-dire pour s'attaquer à l'épaisse 
  indifférence, bouffie d'inconscience historique, dont elle est en France l'objet.
            Pour illustrer la 
  grandeur et la portée de ce soulèvement, il suffira de relater les actes des 
  insurgés et de citer leurs déclarations. Rapprochés selon leur signification 
  la plus universelle et la plus vraie, les faits dessinent d'eux-mêmes un tableau 
  dont se dégage une terrible moralité : la dignité, l'intelligence et le 
  courage des insurgés algériens accablent l'abjection dans laquelle survivent 
  les habitants des pays modernes, leur apathie, leurs mesquines inquiétudes et 
  leurs sordides espérances.
  
            C'est au cri de 
  « Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts ! » 
  que pendant plusieurs semaines les jeunes émeutiers se sont battus contre les 
  forces de police et la gendarmerie. Réduits à l'état de morts-vivants 
  par la société algérienne, ils savaient qu'il leur fallait la détruire pour 
  commencer de vivre. (« Nous répondrons au néant par l'anéantissement 
  de ses géniteurs », déclarait en juillet l'un d'eux.) À partir du 
  21 avril, principalement en Kabylie, mais aussi à partir du 10 juin à Khenchela 
  (dans les Aurès), du 11 à Skikda (au nord de Constantine) et du 16 dans tout 
  l'est du pays (à Oum El Bouaghi, Batna, Tébessa, Biskra, El Tarf, etc.), ils 
  ont dressé des barricades, coupé des routes, pris d'assaut des gendarmeries 
  et des commissariats ; ils ont attaqué un siège de préfecture (à Tébessa, 
  alors que deux ministres se trouvaient à l'intérieur), incendié ou saccagé nombre 
  de tribunaux (aux Ouacifs le palais de justice, tout juste terminé, a été réduit 
  en cendres), des recettes des impôts, des postes et des locaux de sociétés publiques, 
  des sièges de partis politiques (au moins trente-deux), des banques, des bureaux 
  de la Sécurité sociale, des parcs communaux, etc. La liste est forcément incomplète, 
  et serait-elle complète qu'elle ne donnerait encore qu'une faible idée de l'ampleur 
  du mouvement. Mais on voit tout de même que les insurgés avaient entrepris de 
  nettoyer le terrain de toutes les « expressions matérielles 
  de l'État ». (Il fallait la civique bêtise du Monde diplomatique 
  pour blâmer suavement les émeutiers de parachever ainsi la dégradation du « service 
  public » et se demander Si, ce faisant, « la foule des 
  laissés-pour-compte » ne participait pas « à son propre 
  affaiblissement ».)
            Quand les peuples 
  reviennent de la soumission, rien n'est plus supporté de ce qui était jusque-là 
  ordinaire. C'est, après tant d'autres assassinats commis impunément par les 
  policiers et les militaires, celui d'un lycéen de Béni Douala, le 18 avril, 
  qui a provoqué trois jours plus tard les premières émeutes. À Amizour, près 
  de Béjaïa, la population se soulève le 22 après l'arrestation arbitraire de 
  trois lycéens. À Khenchela, le 10 juin, un sous-officier qui parade au volant 
  d'une « grosse cylindrée » interpelle de façon méprisante 
  une jeune femme. Pris à partie par les jeunes du quartier accourus pour la défendre, 
  il s'exclame :
  « Mais qu'est-ce qui vous prend aujourd'hui ? », 
  et s'entend répondre : « Plus rien n'est pareil. » 
  Il est rossé, son véhicule détruit. Une heure plus tard, il revient avec une 
  trentaine de soldats en civil, armés de fusils d'assaut. Après une bataille 
  rangée, les militaires doivent se replier, mais l'émeute gagne toute la ville : 
  des barricades sont dressées, la mairie, le siège des impôts, celui de la Sonelgaz, 
  la préfecture et deux « grandes surfaces » sont saccagés 
  au cri de : « C'est ainsi que font les Chaouis » 
  La ville entière est dévastée.
            Et quand l'ordinaire 
  de l'oppression n'est plus supporté, c'est l'extraordinaire qui devient normal. 
  Pendant ces semaines, ces mois, il ne s'est guère écoulé de jour sans que soit 
  attaquée ou harcelée une brigade de gendarmerie ; et le plus souvent plusieurs. 
  Les casernes ont été assiégées, un véritable blocus imposé aux gendarmes, les 
  contraignant à des raids de pillage pour se ravitailler. Ceux qui acceptaient 
  d'avoir avec eux la moindre relation, fût-elle simplement commerciale, ont été 
  boycottés, mis en quarantaine et punis. Des hôtels ont ainsi été incendiés, 
  de même que des villas, des cafés, des restaurants, des magasins, pris pour 
  cible parce qu'ils appartenaient à des prévaricateurs ou affairistes divers. 
  Si les destructions furent nombreuses, les pillages proprement dits semblent 
  avoir été assez rares. Ainsi, par exemple, à Kherrata le 23 mai, les importants 
  stocks de marchandises découverts au domicile d'un ex-officier de la gendarmerie 
  furent immédiatement brûlés sur place. Chacun exprimant ses griefs, c'est à 
  propos de logement, d'eau, de nuisances industrielles, d'accaparements de toutes 
  sortes que les corrompus ont été systématiquement désignés à la vindicte publique 
  et traités en canailles. Pour commencer à s'attaquer aux problèmes vitaux que 
  pose à tous le délabrement du pays ; il fallait bien sûr s'attaquer d'abord 
  à ceux qui empêchent de les prendre en charge. La population réglant ainsi ses 
  comptes avec les responsables qu'elle avait sous la main, ce furent surtout 
  les maires qui en subirent les effets. Mais au-delà de ces escarmouches, c'était 
  le projet d'une complète expropriation des expropriateurs qui prenait 
  forme. Encore marquée par certaines ambiguïtés qui allaient bientôt être levées 
  par la rupture avec les syndicalistes, une déclaration du comité populaire de 
  la wilaya (préfecture) de Béjaïa affirmait le 7 juillet à l'adresse du pouvoir : 
  « Vos gendarmes, symboles de la corruption, ne servent qu'à tuer, 
  à réprimer et à trafiquer. C'est pour cela qu'ils doivent partir immédiatement. 
  Quant à notre sécurité, nos valeureux comités de vigilance s'en occupent à merveille : 
  ils sont notre fierté. » Elle poursuivait en rappelant que les problèmes 
  des citoyens  « sont pris en charge par nos délégués de quartiers, 
  de villages et des délégués syndicaux qui fonctionnent dans une assemblée appelée 
  comité populaire. N'est-ce pas cela la démocratie directe ? »
  
            L'insurrection, 
  ou du moins son organisation la plus avancée, est restée principalement cantonnée 
  à la Kabylie. Il faut cependant parler d'une insurrection algérienne, 
  car les insurgés kabyles eux-mêmes n'ont eu de cesse de l'affirmer telle, de 
  chercher à l'étendre et de refuser le déguisement berbériste que voulaient leur 
  faire endosser leurs ennemis comme leurs faux amis.
  
            Il est bien inutile 
  de s'interroger, à la façon d'une « commission d'enquête » 
  gouvernementale ou de journalistes en mal de déclamations moralisantes, sur 
  la part qu'aurait eue dans le déclenchement des émeutes une activité provocatrice 
  particulière de la gendarmerie ; comme si l'existence de l'État algérien 
  et de sa répression sanglante n'était pas une provocation permanente ; 
  et comme si la population avait besoin de justifications spéciales pour se soulever. 
  Les insurgés ont repris le terme de hogra par lequel les Algériens désignent 
  l'arbitraire du pouvoir, les privilèges et la corruption, le mépris dont ils 
  sont l'objet. S'en prendre à la hogra, c'était en réalité s'en prendre à l'État 
  lui-même. Que resterait-il d'un État sans privilèges ni corruption, auquel seraient 
  interdits l'arbitraire et le mépris ? En Algérie presque rien, encore moins 
  que partout ailleurs : le seul service public qui ait jamais réellement 
  marché dans ce pays, depuis quarante ans, c'est la torture, complétée par l'assassinat 
  politique. Tout en conspirant l'un contre l'autre pour s'approprier le pouvoir 
  et la rente pétrolière à laquelle il donnait accès, les gangs étatiques n'ont 
  à aucun moment cessé de conspirer ensemble contre le peuple. Comme le 
  déclarait un de ces décideurs après la répression des émeutes d'octobre 
  1988 : « Pendant trente ans, nous avons pu nous déchirer, nous 
  mettre des couteaux dans le dos. Mais nous prenions soin de ne jamais abandonner 
  un dirigeant exclu, ne serait-ce qu'en continuant à lui rendre visite. Car nous 
  étions unis par une certitude : nos enfants devaient nous succéder. Nous 
  savions que le jour où cette loi serait rompue, cela en serait fini pour nous 
  tous, car la rue, elle, ne se contenterait pas d'une tête, mais les exigerait 
  toutes. » (Propos cités par José Garçon dans sa préface au livre 
  de Djallal Malti, La Nouvelle Guerre d'Algérie 1999.)
            À travers 
  tant d'épurations, de liquidations, de manipulations, tant de négociations « où 
  chacun gardait sa mitraillette sous son paletot », d'exécutions discrètes 
  et de tueries en masse, la véritable et unique continuité de l'État algérien 
  (comme avant lui de l'appareil du F.L.N.) est toute policière. Dès 1956, 
  c'est autour des services secrets du F.L.N. (embryon de la future Sécurité militaire) 
  que s'organise la bureaucratie en formation ; c'est à eux que revient dans 
  toutes les luttes de fractions le mot de la fin. L'assassinat d'Abbane 
  Ramdane en décembre1957 marque leur victoire définitive sur ceux qui, dans l'appareil, 
  privilégiaient l'idéologie pour contrôler le mouvement des masses et justifier 
  le futur système bureaucratique de parti unique. Désormais, dans ce mixte de 
  terrorisme policier et de phraséologie « révolutionnaire », 
  il y aura de moins en moins de celle-ci et de plus en plus de celui-là. L'assassinat 
  devient la procédure courante de règlement des confits, non seulement contre 
  le M.N.A. de Messali Hadj, mais à l'intérieur du F.L.N. lui-même. À partir de 
  1958 (promotion « Tapis rouge »), les agents des services 
  sont formés dans les écoles du K.G.B. à Moscou. Boumedienne  qui, 
  après avoir porté Ben Bella au pouvoir au moment de l'indépendance, se débarrassa 
  en 1965 de cette couverture gauchisante (« l'aile protectrice du 
  burnous du leader », selon ses propres termes) pour instaurer le 
  règne sans partage de la bureaucratie et de son idéologie « arabo-islamique »  
  avait lui-même été l'adjoint de Boussouf, l'organisateur de la police intérieure 
  du F.L.N. Et l'on sait que les généraux qui composent la coupole mafieuse du 
  pouvoir en Algérie, pour la plupart « déserteurs de l'armée française » 
  (c'est-à-dire ralliés sur le tard à la lutte indépendantiste), sont eux aussi 
  allés dans les années soixante à Moscou pour acquérir d'autres compétences (au 
  K.G.B. ou à l'académie Frounzé) ; de cette double formation, par le colonialisme 
  et le stalinisme, ils ont retenu leurs méthodes de pacification (dite 
  cette fois éradication), dignes des pires exactions de l'armée française, 
  et leurs techniques de manipulation et de provocation. Tout cela est bien connu 
  en Algérie, mais en France pas assez, car l'État algérien y compte toutes sortes 
  de « relais » et de complices, en particulier dans les 
  médias, où ils n'ont peut-être même pas tous besoin d'être stipendiés pour faire 
  sa propagande : la fausse conscience de gauche et le « complexe 
  du colonisateur » peuvent sans doute parfois y suffire, même si les 
  services algériens arrosent largement, et pas seulement des partis politiques.
            Au plus fort des 
  émeutes en Kabylie, on nous a ainsi informés à la « une »du 
  Monde, en fabriquant un scoop bien horrifique avec l'aide d'un tortionnaire 
  à demi gâteux en mal de publicité, que l'armée française avait, plus 
  de quarante ans auparavant, torturé et massacré. De même, quand vient le moment, 
  si tard là encore, d'évoquer l'assassinat de centaines d'Algériens par la police 
  parisienne en octobre 1961, on se garde généralement de trop insister sur la 
  responsabilité du F.L.N., qui fit défiler (sous la contrainte s'il le fallait) 
  les travailleurs immigrés avec femmes et enfants, les envoyant ainsi défier 
  le couvre-feu en leur interdisant de s'armer ou d'organiser une autodéfense 
  quelconque, alors même que l'hystérie raciste de la police parisienne avait 
  été portée à son comble, avec la peur, par les attentats commis contre des policiers 
  au cours des mois précédents ; et tout cela, dans la meilleure tradition 
  bureaucratique, pour « ne pas relâcher [la] pression » 
  (Ben Khedda) sur le gouvernement français, pendant les négociations qui préparaient 
  le cessez-le-feu.
            Pour les bureaucrates 
  qui les glorifiaient cyniquement dans leurs slogans ("un seul héros, le peuple"), 
  les masses algériennes n'ont donc jamais été qu'un matériel humain disponible 
  à leurs opérations et à leurs manœuvres, chair à canons ou à matraques, 
  que l'on envoyait se faire massacrer par les Français, et qu'ensuite on a massacré 
  directement. La détermination intacte des émeutiers, alors que les morts dans 
  leurs rangs se comptaient déjà par dizaines, témoigne suffisamment de la haine 
  accumulée au fil des ans en Algérie (et particulièrement en Kabylie) contre 
  l'appareil répressif de l'État. "Pas de pardon, jamais !" a été le slogan le 
  plus populaire La plate-forme de revendications adoptée à El-Kseur le il juin 
  par la coordination interwilayas exigeait " le départ immédiat des brigades 
  de gendarmerie" de Kabylie. Pour Le Monde diplomatique, c'était même la seule 
  chose que les révoltés revendiquaient " avec clarté". Mais eût elle été la seule 
  qu'elle n'en aurait pas moins constitué une sorte de programme pour une révolution 
  algérienne. Une telle exigence, complétée par celle de " mise sous l'autorité 
  effective des instances démocratiquement élues de toutes les fonctions exécutives 
  de l'État ainsi que des corps de sécurité", revenait en effet à donner pour 
  but au mouvement le démantèlement des " détachements spéciaux d'hommes armés 
  " qui sont la principale " expression matérielle" de tout État, et en Algérie 
  à peu près la seule qui fonctionne. Procéder effectivement à ce démantèlement, 
  organiser la reprise du pouvoir d'État par la société, par les masses populaires 
  "qui substituent leur propre force à la force organisée pour les opprimer" (Marx 
  à propos de la Commune), fût-ce seulement sur une fraction du territoire, cela 
  ne peut évidemment être accompli sans une révolution de toute la vie sociale. 
  Et c'est ce à quoi tendaient les actions des insurgés, quand ils assiégeaient 
  les gendarmes, les isolaient et les mettaient en quarantaine, les séparant de 
  la société pour que la société se sépare d'eux. Voilà bien le séparatisme dont 
  la Kabylie a donné l'exemple à toute l'Algérie.
  La seule existence d'un tel mouvement est en elle-même le démenti de la totalité 
  des mensonges politiques qui empuantissent l'Algérie depuis tant d'années. La 
  subversion réelle a commencé à dissiper la brume poisseuse des fictions policières 
  et à remettre chacun à sa place : "Nous refusons de nous solidariser avec ceux 
  qui détruisent les biens de l'État", déclarait ainsi le 9 juillet un représentant 
  du F.LS. Au Portugal en 1974, on disait :
  "La vérité est comme l'huile." En Kabylie aujourd'hui, on dit :"La vérité est 
  comme un bouchon de liège. " Antithèse directe de tout mensonge d'État, l'insurrection 
  ne s'est pas contentée de réclamer la vérité (les commissions d'enquête gouvernementales 
  avaient vu leurs conclusions dénoncées par avance, et leur dissolution était 
  une des revendications de la plate-forme d'EI-Kseur), elle l'a imposée chaque 
  fois que cela était possible par la dénonciation à chaud de l'imposture. A cet 
  égard, un des plus beaux moments, dans un mouvement où il y en eut tant, fut 
  la manifestation des femmes, à Tizi-Ouzou le 24 mai. Les manifestantes commencèrent 
  par interdire à la tres officielle "association des veuves et filles de martyrs 
  de la guerre d'indépendance" de se joindre à leur cortège, puis elles en expulsèrent 
  en l'insultant Khalida Messaoudi, conseillère et selon ses propres termes "compagne 
  dans le militantisme" de Bouteflika, qui, tout juste sortie du R.C.D., prétendait 
  venir là se refaire une virginité : "Alors qu'elle voulait se glisser dans le 
  cortège, des huées se sont élevées. "Khalida dehors", criaient les unes. "Khaiida 
  Lewinski", hurlaient les autres. Elle a été évacuée d'extrême justesse vers 
  Alger." (Libération 26-27 mai 2001.) Enfin, après avoir ainsi manifesté leur 
  mépris pour le pouvoir et pour ses supplétifs médiatiques-démocratiques, elles 
  ne l'épargnèrent pas aux berbéristes, et interdirent également à des partisans 
  de l'autonomie de la Kabylie de rejoindre la marche.
  Le rejet de toutes les représentations politiques a été l'une des constantes 
  de l'insurrection, et l'un de ses aspects les plus calomniés Les locaux des 
  deux partis (R.C.D. et F.F.S.) qui auraient pu nourrir quelque espoir de tirer 
  profit d'un tel mouvement ont flambé parmi les premiers:
  Tizi-Rached, en même temps que la banque, le siège de la Sécurité sociale et 
  la recette des impôts, dès le 26 avril. Et même lors de la manifestation du 
  25 juin à Tizi-Ouzou, à l'occasion du troisième anniversaire de l'assassinat 
  du chanteur Lounès Matoub, on entendit parmi les slogans, outre " un Kabyle 
  est un Kabyle, ses ennemis sont les gendarmes ", " pas de F. F. S., pas de R.C.D. 
  ". Le plus discrédité était assurément le R.G.D., dont la démission fin avril 
  du gouvernement (dans lequel son entrée en décembre 1999 avait été qualifiée 
  par son chef Sadi d'"événement politique qui constitue à la fois une consécration 
  et un bouleversement") ne pouvait faire oublier la collaboration de longue date 
  avec le clan militaire des "éradicateurs". Quant au F.F.S., moins compromis 
  avec le pouvoir, il fit en sorte de désabuser quiconque à son sujet en présentant 
  le 12 mai à Bouteflika, au chef d'état-major de l'armée et au patron de la D.R.S 
  (ex-Sécurité militaire) un " mémorandum " qui consistait essentiellement à leur 
  proposer ses services pour organiser une " transition démocratique".
  
  II
  
  Le trait le plus remarquable de l'insurrection algérienne est sans conteste 
  son auto-organisation. L'hostilité aux partis politiques et à " toute proximité 
  avec le pouvoir", la méfiance devant toute représentation incontrôlée, le refus 
  de servir une fois encore de piétaille à des manœuvres d'appareil, tout 
  cela a trouvé son accomplissement positif dans la généralisation et la coordination 
  des assemblées de villages et de quartiers, vite reconnues par tous comme la 
  seule expression authentique du mouvement. Dès le 20 avril, les délégués des 
  quarante-trois villages de la daïra (sous-préfecture) de Béni Douala s'organisent 
  en coordination et lancent le mot d'ordre de grève générale. Dans les jours 
  qui suivent, des comités de villages et des coordinations se forment dans toute 
  la wilaya de Tizi-Ouzou. Le 4 mai, à Tizi-Ouzou même, des affiches appellent 
  à une grève générale de six jours ; elles émanent d'une coordination provisoire
  des quartiers, "selon nos sources totalement inconnue à Tizi-Ouzou", écrit le 
  5 mai le journal Liberté, qui fait état le lendemain des inquiétudes que suscitent 
  ces formes d'auto-organisation dans les " états-majors des partis". Le 6 mai 
  est annoncée pour le 10 une réunion à Béni Douala des délégués d'assemblées 
  de villages des wilayas de Tizj-Ouzou, Béjala et Bouira, en vue de créer une 
  coordination pour toute la Kabylie et d'adopter une plate-forme de revendications 
  ; un délégué déclare: "Les partis, personne n'y croit plus ici. "(Liberté du 
  7 mai.) Cette réunion à Béni Douala se tient effectivement à la date prévue, 
  mais ne rassemble finalement que les délégués (deux cents) d'une grande partie 
  des villages de la wilaya de Tizi-Ouzou: les journalistes sont pris à partie, 
  la presse ayant diffusé un faux communiqué annonçant le report de la réunion 
  (ce n'est que le début d'une campagne de désinformation et de calomnies qui 
  ira s'amplifiant) par ailleurs, un maire qui prétend rappeler la réunion au 
  respect de la légalité doit quitter la salle: " On n'a pas besoin de maire ici 
  ou d'un quelconque représentant de l'Etat ", déclare un délégué. (Huit jours 
  plus tard à Illoula, un autre maire devra également, quoique délégué de son 
  village, quitter la salle de réunion.) Le souci de l'autonomie du mouvement 
  et la volonté de contrôler étroitement ses représentants marquent toutes les 
  décisions; ainsi, par exemple, celle de créer une permanence à TiziOuzou pour 
  diffuser les informations en vue de la prochaine réunion de délégués l'assemblée 
  prend soin de lui interdire de s'exprimer au nom du mouvement (pas de déclaration 
  à la presse, etc.).
  Il est impossible de reconstituer dans le détail la façon dont le mouvement 
  des assemblées s'est étendu à toute la Kabylie, puis au-delà ; ne serait-ce 
  que parce que la presse algérienne dite indépendante (pour ne rien dire de la 
  France), tout en faisant une large place à ce qui pouvait illustrer l'urgence 
  d'une modernisation " démocratique", n'a que très partiellement fait état de 
  l'activité et des déclarations des assemblées, quand elle ne les a pas calomniées. 
  On peut toutefois indiquer les principales avancées de l'auto-organisation, 
  qui progresse au même pas que l'émeute à travers le pays. Le 18mai à Illoula, 
  une réunion des délégués de villages de la région de Tiu-Ouzou adopte une première 
  plate-forme de revendications (parmi lesquelles le départ immédiat et sans conditions 
  de toutes les brigades de gendarmerie) et appelle à une marche à Tizi-Ouzou. 
  Celle-ci rassemble le 21 mai plusieurs centaines de milliers de manifestants 
  ("La "marche noire" a été le fait de la coordination des comités de villages, 
  et les partis politiques n'y avaient aucune présence visible", notait Le Monde 
  du 23 mai). Les réunions de délégués qui se succèdent ensuite aboutissent à 
  la formation d'une coordination interwilayas (Tizi-Ouzou, Béjaïa, Bouira, Sétif, 
  Boumerdès, Bordj-Bou-Arreridj, Alger ainsi que le Comité collectif des universités 
  d'Alger) et à l'adoption, le il juin à El-Kseur; d'une plate-forme commune de 
  revendications. La marche sur Alger, le 14 juin, constitue le point culminant 
  de cette première phase du mouvement.
  Cette marche du 14 juin signifiait de fait, quoique ses organisateurs ne semblent 
  pas en avoir eu clairement conscience, tenter d'installer la subversion à Alger 
  même et défier l'État chez lui: cela équivalait à une tentative insurrectionnelle, 
  au sens étroit et pour ainsi dire technique du terme. En effet, aller déposer 
  à la Présidence la plate-forme d'EI-Kseur (puisque tel était l'objectif affirmé), 
  alors que les manifestants dans les rues d'Alger se comptaient par centaines 
  de milliers, sinon par millions, c'était parler à l'État de puissance à puissance, 
  et proclamer devant le peuple algérien que l'heure avait sonné de régler tous 
  les comptes de l'oppression subie depuis 1962.
  
  Il aurait alors suffi que les troubles durent à Alger un jour de plus pour que 
  dans le pays entier la population, voyant le pouvoir vaciller, se jette dans 
  la bataille. De son côté, celui-ci voyait clairement qu'il lui fallait à tout 
  prix empêcher que la subversion s'installe à Alger, et quelle que fût par ailleurs 
  sa paralysie, il conservait des forces bien suffisantes pour écarter ce danger, 
  étant donné la supériorité que lui conférait sa position défensive: il a donc 
  efficacement mis en oeuvre tous ses moyens répressifs, fractionnant le cortège 
  des manifestants venus de Kabylie, bloquant la plupart d'entre eux à dix kilomètres 
  du centre ville, isolant les groupes d'émeutiers et lançant contre les manifestants 
  des provocateurs recrutés dans la basse pègre. Parmi les facteurs favorables 
  au pouvoir, il faut aussi compter la démoralisation et la peur dont les habitants 
  d'Alger, qui ont payé le plus lourd tribut à la " sale guerre", avaient seulement 
  commencé à se défaire grâce à l'agitation entretenue par les étudiants depuis 
  le début du mois de mai; et lors de la manifestation appelée par le F.F.S. le 
  31, qui avait permis une première jonction avec les insurgés de Kabylie. Les 
  propos d'Algérois rapportés par la presse exprimaient assez bien ce qu'il en 
  était à ce moment, alors que depuis une semaine des manifestations spontanées 
  se formaient chaque jour à Alger (mais aussi à Oran, Sétif, Boumerdès), rassemblant 
  quelques centaines ou milliers de' personnes
  "On crie "pouvoir assassin". On prend des coups. Puis on rentre cher soi et 
  on regarde aux télévisions françaises les vraies émeutes en Kabyle, à une heure 
  d'ici à peine. Mais aujourd'hui on saura mieux où on en est: si nous aussi on 
  entre dans la guerre ou si on reste dehors."
  "On sortait à peine des quartiers à cause des, attentats, des policiers, des 
  terroristes, de tout. Là, je me dis c'est notre tour, il faut y aller. Mais 
  je suis très désorienté."
  "Qui en Algérie ne ressent pas l'injustice et le ras-le-bol? Qui ne veut pas 
  en finir? Mais Alger n'est pas la Kabylie. Là-bas c'est très dur, mais ils se 
  connaissent tous, ils sont tous ensemble, avec une culture, des structures fortes 
  qui ont résisté malgré la guerre. Nous ici, on a pour toute éducation, politique 
  les feuilletons égyptiens. Après des années d'intox, de bulletinsdu G.I.A. qui 
  ressemblaient à de la science-fiction, on a de la bouillie dans la tête. Dans 
  une grande ville, il peut se passer n'importe quelle provocation ou coup tordu." 
  (Libération, 31 mai 2001.)
  "Ils ont de la chance. En Kabylie, ils ne sont jamais seuls. Ils ont toute leur 
  culture, leurs structures. Nous, on vit au milieu des indics et des posters 
  de Rambo." (Liberation,1Juin 200l.)
  
  Le coup d'arrêt donné par le pouvoir le 14 juin marquait la limite qui s'est 
  depuis lors imposée au soulèvement. Les deux tentatives avortées de nouvelles 
  marches sur Alger (le 5 juillet et le 8 août) montrèrent que l'occasion de lancer 
  ainsi le signal d'un soulèvement général était bel et bien passée, pour une 
  période au moins. Pour garder ses chances de s'étendre au reste de l'Algérie, 
  le mouvement devait surtout reprendre l'initiative en Kabylie, et pour cela 
  renforcer son autonomie: après le premier élan offensif, venait le moment de 
  l'élaboration interne. Ayant changé tant de choses autour de lui, le mouvement 
  des assemblées ne pouvait pas ne pas en être lui-même changé. Tout au long des 
  mois de juillet et d'août, la nécessité s'impose aux assemblées de réfléchir 
  à leur propre organisation, d'en préciser les buts et les moyens. La coordination 
  des aarchs, daïras et communes de la wilaya de Tizj-Oroou réaffirme, lors de 
  ses " conclaves " d'Azeffoun (7 juillet) et d'Assi-Youssef (12-13 juillet), 
  les principes démocratiques qui fondent l'organisation des coordinations : liberté 
  des débats à la base, élection des délégués en assemblée générale des villages 
  et des quartiers, autonomie d'organisation et d'action des coordinations communales 
  composées de ces délégués, coordination de wilaya composée de deux délégués 
  par coordination communale dûment mandatés, etc.; tout cela devant assurer, 
  selon le "principe de l'horizontalité", le strict contrôle des décisions par 
  la base des assemblées. A travers les débats et les conflits, toujours publics, 
  qui se développent au cours de ces semaines, une ligne de partage se dessine 
  entre ceux qui veulent aller à la négociation et transformer pour ce faire les 
  coordinations en "interlocuteur responsable", et ceux qui défendent l'autonomie 
  des assemblées, l'organisation " horizontale " et le refus de toute négociation.
  A Béjaïa, le conflit devient si aigu qu'il aboutit le 17 juillet à une scission 
  entre le comité noyauté par les syndicalistes et les gauchistes (qui conserve 
  le nom de " comité populaire") et une coordination intercommunale qui dénonce 
  cette tentative de "caporalisation" du mouvement et l'abandon des objectifs 
  initiaux. Cette coordination appelle avec succès à une grève générale et à une 
  marche le 26 juillet; la rue tranche, et l'un des slogans de la manifestation 
  est: "Traîtres dehors! Syndicats dehors!" Quant à la coordination de la wilaya 
  de Tizi,-Ouzou, elle adopte à la mi-juillet un " code d'honneur" des délégués 
  par lequel ceux-ci s'engagent, entre autres, " à ne mener aucune activité .et 
  action qui visent à nouer des liens directs ou indirects avec le pouvoir", "à 
  ne pas utiliser le mouvement à des fins partisanes et ne pas l'entraîner dans 
  des compétitions électoralistes ou dans des options de prise du pouvoir", " 
  à ne pas accepter un poste politique quelconque dans les institutions du pouvoir", 
  et " à ne pas donner au mouvement une dimension régionaliste sous quelque forme 
  que ce soit"; ce code d'honneur est complété le 27 juillet par un engagement 
  " à démissionner publiquement du mouvement avant de briguer un quelconque mandat 
  électoral".
  Parmi les exemples d'énergie historique que nous a donnés le soulèvement algérien, 
  aucun ne prouve mieux sa puissance que celui de ses dissensions, qui auraient 
  suffi pour anéantir n'importe quelle organisation hiérarchisée ou mouvement 
  de masse encadré, tandis qu'il parut toujours y puiser de nouvelles forces. 
  Les ennemis des coordinations ne cessèrent d'annoncer leur dislocation prochaine 
  sous l'effet des discussions et des divergences (le journal Liberté avait donné; 
  le ton dès le 10 mai en ironisant lourdement sur l'impréparation de la réunion 
  de Béni Douala " Ce conclave qui alimente les discussions dans toute la Kabylie 
  et qui suscite les appréhensions voire les craintes des partis politiques de 
  la région, et même des simples citoyens, sur ses motivations mais surtout sur 
  les visées de ses initiateurs, a tout l'air de ne s'avérer qu'une montagne qui 
  accoucherait d'une souris"). Et chaque fois les assemblées," discutant sans 
  cesse leurs décisions et revenant sur ce qu'elles avaient déjà accompli, démentirent 
  les espoirs des propriétaires de l'opposition et se dressèrent à nouveau devant 
  le pouvoir algérien comme son seul véritable ennemi. A la fin du mois de juillet, 
  l'idée ayant été lancée par la coordination de Béjaïa dès le 19, la coordination 
  interwilayas proposa d'organiser le 20 août une marche à Ifri Ouzellaguen, où 
  s'était tenu à la même date, en 1956, le congrès de la Soummam au cours duquel 
  Abbane Ramdane, avant d'être assassiné, s'était opposé à la mainmise de "l'armée 
  de l'extérieur" sur le F.L.N, Ce retour sur le passé n'était pas platement commémoratif; 
  comme le résuma le 14 août lors d'un meeting à El-Kseur un délégué d'Akfadou 
  (après avoir rappelé qu'avait été décidée à ce congrès la primauté du civil 
  sur le militaire et de l'intérieur sur l'extérieur): " Nos sommes des civils, 
  ils sont des militaires et nous sommes à l'intérieur, ils sont à l'extérieur". 
  Les slogans adoptés pour cette marche (" 1956-2001, le combat continue", "Restituer 
  au peuple son histoire", 
  "Pour la primauté du politique sur le militaire") prirent tout leur sens avec 
  la décision d'" interdire aux officiels" la vallée de la Soummam. Car ceux-ci 
  ne comptaient pas seulement y tenir l'habituelle célébration annuelle, qu'ils 
  durent finalement organiser à l'autre bout du pays, à Mascara: des émissaires 
  avaient commencé à sonder quelques délégués non identifiés de la coordination 
  interwilayas, acquis à l'idée d'une négociation, pour préparer une éventuelle 
  venue~de~Bouteflika, à qui aurait été remise la plate-forme d'El-Kseur. Cette 
  manœuvre, immédiatement dénoncée par la majorité des délégués, eut un effet 
  inverse de celui escompté et renforça la détermination à "interdire tout officiel 
  en Kabylie". (Le ministre des Moudjahidin dut également renoncer à se rendre 
  à Tizi-Ouzou ; quelques jours auparavant, le ministre de l'Intérieur Zerbouni, 
  venu installer le nouveau wali -préfet- avait été accueilli à coups de pierres: 
  "Marches interdites à Alger: pas de ministres en Kabylie", disait une banderole.) 
  La marche du 20 août, qui rassembla dans la vallée des foules venues de toute 
  la Kabylie, fut donc une éclatante revanche sur la défaite essuyée à Alger. 
  Mais s'étant ainsi montrés maîtres chez eux, ayant, cette fois, l'avantage de 
  la défensive, les Kabyles se retrouvaient par la même occasion isolés chez eux, 
  progressivement amenés à une sécession de fait qu'ils n'avaient pas voulue.
  
  Pour l'heure, après le coup d'éclat du 20 août, ses ennemis divers se voyaient 
  contraints d'admettre que le mouvement des assemblées en Kabylie n'était pas 
  sur le déclin, mais au contraire se renforçait. Le pouvoir lui-même, malgré 
  l'échec de ses toutes récentes manœuvres d'approche, fit savoir le 29 août 
  par le truchement de l'agence de presse officielle A.P.S., citant une " source 
  gouvernementale", que "le dialogue [était] possible ", que "nul ne [contestait] 
  les capacités des Algériens de le mener", et que "le mouvement des citoyens 
  exprimé par les aarchs [pouvait] constituer un signe positif pour notre société". 
  L'agence officielle explicitait les termes de l'ouverture ainsi faite en précisant. 
  " Il est évident que les plates-formes publiées dans la presse peuvent constituer 
  une base de discussion dans la mesure où elles ne se proposent pas de porter 
  atteinte aux fondements de l'État, à la constitution et aux lois de la République. 
  " (Ces restrictions visaient bien sûr principalement le quatrième point de la 
  plate-forme d'El-Kseur, exigeant le départ immédiat des brigades de gendarmerie, 
  et le onzième, concernant " la mise sous l'autorité effective des instances 
  démocratiquement élues de toutes les fonctions exécutives de l'État ainsi que 
  des corps de sécurité"; l'abandon de ces points avait déjà fait l'objet des 
  négociations occultes entamées précédemment avec certains délégués "dialoguistes".) 
  Et le commentaire de l'A.P.S. en rajoutait pour finir dans les appels du pied 
  aux modérés, qualifiant la réunion de la coordination intenvilayas qui devait 
  se tenir le lendemain à Tubirrett-Imceddalen de tres importante, dans la mesure 
  où elle " pourrait être l'illustration de la maturité du mouvement et celle 
  de l'élite qui l'encadre" bref pourrait " s'inscrire dans une perspective constructive 
  " en acceptant la négociation. La réponse à ces insistantes avances ne se fit 
  pas attendre. Dès le lendemain, les coordinations de Tid-Ouwu et de Béjaïa réaffirmaient 
  leur rejet des tractations secrètes et de toute négociation visant à modérer 
  les revendications de la plate-forme d'El-Kseur:
  " Tout ce qui sera entrepris se fera en public, et le chemin est balisé par 
  la plate-forme d'El-Kseur, notre unique document de référence", déclarait un 
  délégué de Tîzi-Ouzou (Le Matin, 1 septembre 2001). Quant à la réunion de la 
  coordination interwilayas des 30 et 31 août, où le pouvoir espérait voir apparaître 
  une élite avec laquelle il pourrait " dialoguer" elle déclara à nouveau la plate-forme 
  d'EI-Kseur "scellée " et " non négociable ". Il ne restait plus au pouvoir qu'à 
  enregistrer cette fin de non-recevoir. C'est ce qu'il fit quelques jours plus 
  tard, par la bouche d'un "haut responsable " anonymement cité par Le Quotidien 
  d"Oran. Constatant que les aarchs " refusent tout ce qui vient du "pouvoir" 
  " ("Comment voulez-vous qu'on puisse dialoguer avec eux ? "), la source autorise 
  poursuivait: " Nous pouvons comprendre ainsi que les aarchs ne veulent pas de 
  solution à cette crise. Ils pensent peut-être que, pour détruire ce système, 
  il faut entretenir le pourrissement; c'est d'ailleurs ce qui ressort de la plate-forme 
  d'EI-Kseur. " Ensuite venaient les menaces, avec la remarque cynique qu'entretenir 
  le pourrissement ne peut nuire au gouvernement, " qui a des capacités de durer 
  tout autant que le système en place": ce n'est donc pas lui " qui en pâtit, 
  c'est la population". Et la fin rappelait qu'un appel avait été " lancé à l'élite 
  de la région à se mobiliser ainsi qu'à toutes les personnes qui ont une respectabilité, 
  mais on remarque qu'il n'y a pas une volonté de présenter un programme mais 
  de perturber". (Il est évidemment loisible à chacun de se livrer à toutes sortes 
  de supputations quant aux éventuelles " luttes de dans " à l'intérieur du pouvoir 
  que manifesteraient ces variations du discours officiel, ou officieux, sur le 
  mouvement des assemblées : à la manière de la kremlinologie d'autrefois, c'est 
  devenu une spécialisation professionnelle, dans l'information sur l'Algérie, 
  que de fournir de telles reconstitutions, plus ou moins étayées, des menées 
  et intrigues qui divisent le " pouvoir occulte". Mais désormais ces luttes internes 
  sont secondaires, car le rapport de forces principal, qui détermine tout le 
  reste, est celui qui oppose le mouvement d'auto-organisation du soulèvement 
  à l'ensemble de ses ennemis.)
  Parallèlement aux efforts pour circonvenir le mouvement des assemblées, et puisqu'il 
  s'avérait qu'il n'était décidément pas " mûr " pour la négociation, on a vu 
  se développer la tentative de le liquider en en créant de toutes pièces un autre, 
  qui serait, et pour cause, plus "représentatif", plus "légitime" et plus "constructif". 
  Ainsi, à Tizi-Ouzou même, le 27 août - alors que précisément la veille les délégués 
  "radicaux" de la coordination, qui (selon El Watan du 28 août) déclaraient "la 
  rue parlera encore jusqu'à la satisfaction de la plate-forme d'El-Kseur" et 
  dénonçaient " ceux qui ne veulent plus parler d'émeutes et tendent la main au 
  pouvoir", avaient joint le geste à la parole et une nouvelle fois attaqué, avec 
  " des émeutiers de la ville", la gendarmerie-, un "Conseil communal" publiait 
  un communiqué affirmant notamment que "l'amateurisme politique des uns et les 
  mauvais calculs politiciens des autres continuent à parasiter bruyamment le 
  débat public, tout en empêchant les honnêtes citoyens, soucieux de l'avenir. 
  de leurs enfants, de faire entendre leur voix" (Liberte; 28 août 2001). Quelques 
  jours plus tard, il. précisait encore un peu mieux à quoi et surtout qui il 
  servait, en reprochant à la coordination " l'exclusion de toutes les personnalités 
  scientifiques et politiques de la commune. susceptibles de donner sens et consistance 
  au mouvement " (La Tribune, 4 septembre 2001).
  Un peu partout apparaissent au même moment des "comités " et des " coordinations 
  " ad hoc, dont l'activité se borne le plus souvent à attaquer dans des communiqués 
  de presse la tendance radicale des coordinations. Â Akbou par exemple, un " 
  comité de citoyens " prône " l'apaisement et la préservation de la jeunesse 
  de la spirale" de la violence", et rappelle les revendications du mouvement 
  en omettant " le point relatif aux brigades de la gendarmerie nationale" (La 
  Tribune> 8 septembre 2001). Quant au " comité populaire " de Béjaïa, confirmant 
  sa vocation récupératrice, il annonce la préparation d'une rencontre nationale 
  contre la hogra et la répression, organisée avec le
  R.A.J. ("Rassemblement-Action-Jeunesse", proche dû F.F.S.): " Cette initiative 
  se veut une opportunité pour asseoir l'organisation nationale du mouvement populaire 
  et l'encadrement de ces actions pour davantage d'efficacité." (La Tribune, 9 
  septembre 2001.) Toutes ces manœuvres et impostures sont dénoncées par 
  la coordination interwilayas, dont les délégués, lors d'un meeting à Akbou, 
  relèvent que ces " comités parallèles [...] entretiennent des contacts avec 
  le pouvoir en prétendant être les interlocuteurs de ce dernier". Mais, comme 
  il arrive souvent, c'est encore a un ennemi qu'il revenait de dire le plus clairement 
  de quoi il retournait. Revenant pour s'en justifier, sans pour autant la démentir, 
  sur la formule qui lui avait été prêtée ("ce mouvement doit mourir avant septembre"), 
  ainsi que sur l'imputation faite au F.F.S. de chercher à venir à bout du mouvement 
  des assemblées en le minant de l'intérieur, le premier secrétaire de ce parti, 
  Ali Kerboua, mangeait le morceau dans son style incomparablement ligneux
  "1. - Le F.F.S.~ a, été le premier parti, à s'inscrire totalement dans la dynamique 
  nationale citoyenne travers l'organisation des marches historiques du 3 et du 
  31 mai.
  2. - Le F.FS. a toujours pris soin de distinguer cette dissidence nationale 
  citoyenne des formes, de structures qui s'y sont greffées artificiellement et 
  dans lesquelles certains groupes et autres individus tentent de se re, faire 
  une virginité en cherchant, en, vain, faut-il le souligner, à dévoyer cette 
  dynamique et à l'instrumentaliser à des fins de repositionnement clanique. 
  3. - Le F.F.S. a effectivement instruit ses militants pour consolider ce mouvement 
  pacifique porteur d'espoirs de changement démocratique pour l'ensemble des A1geriennes 
  et des Algériens. Aussi, les militants du F.F,.S.restent déterminés à agir contre 
  toutes les formes de dérive qui mèneraient le mouvement vers l'impasse et la 
  ghettoïsation dans le but d'imposer des projets dangereux. Des projets qui, 
  en définitive, font le jeu des clans au pouvoir opposes à toute issue politique 
  et démocratique à la crise.> (Liberte; 2 septembre 2001.)
  Le plus " dangereux " projet des assemblées, qui les amène à concevoir tous 
  les autres, c'est celui de leur propre souveraineté. La volonté d'étroitement 
  contrôler toute délégation de pouvoir les a déjà menées loin,, mais elle peut 
  les mener plus loin encore: ayant remis en vigueur les assemblées villageoises 
  à seule fin de s'unir contre la répression, les insurgés découvrent de quelles 
  autres fins elles peuvent être l'instrument.
  Le grand art de ces retours au passé qu'effectuent les révolutions quand elles 
  ressuscitent des formes anciennes de communauté, c'est de retrouver plus que 
  ce qui a été perdu. La principale malédiction qui frappait la démocratie villageoise,
  c'était évidemment son isolement, qui lui interdisait toute initiative historique. 
  Et c'est justement ce qui disparaît au milieu de la commotion générale de la 
  société algérienne.
  
  III
  Que sont exactement ces institutions villageoises traditionnelles que le soulèvement 
  a ramenées sur le devant de la scène historique, fait ainsi qu'aarch cesse d'être 
  le nom d'une chose du passé? Avant d'en venir à bout avec la répression de la 
  grande insurrection de 1871, les militaires français avaient éprouvé sur le 
  terrain les ressources et la force de l'organisation locale des tribus kabyles, 
  la vitalité de ce qu'un historien de la colonisation (Ch.-A.Julien) a appelé, 
  en mentionnant leur refus de se soumettre au commandement d'Abd el-Kader, les 
  "petites républiques villageoises et démocratiques de Kabylie". Et des 1837, 
  Tocqueville parlait à propos des Kabyles de ces "hommes qui ne sont ni riches, 
  ni pauvres, ni serviteurs, ni maîtres, qui nomment eux-mêmes leurs chefs et 
  s'aperçoivent à peine qu'ils ont des chefs". Le thème de "l'insubordination 
  kabyle court à travers toute 'la littérature du XlXe siècle consacrée à l'Algérie, 
  et pas seulement chez les auteurs français : "Le Kabyle est si fier, si instinctivement 
  enclin à l'égalité absolue, et peut-être aussi si sourcilleusement méfiant, 
  qu'il considère comme son devoir, pour ainsi dire, de récuser tous les dépositaires 
  du pouvoir social. Les marabouts, qui en détiennent la plus grande part, l'exercent 
  avec discrétion, en recourant à la persuasion. Quant aux amins [chefs de village 
  élus par l'assemblée], le moindre abus d'autorité de leur part donne lieu à 
  un refus d'obéissance, qui s'exprime de la façon la plus énergique : Enta cheikh, 
  ana cheikh, littéralement: "Toi chef, moi chef"." (John Reynell Morell Algeria, 
  1854.) De leur côté les auteurs français, souvent des militaires, avaient de 
  multiples raisons de magnifier la tradition d'indépendance des Kabyles: la résistance 
  que ceux-ci leur avaient opposée et leur difficulté à la réduire (le massif 
  central de la Grande Kabylie ne fut soumis qu'en 1857) appelaient une explication 
  propre à ménager l'orgueil national; il paraissait évidemment utile de jouer 
  les Kabyles contre les Arabes ; et surtout les mœurs et le " civisme " 
  villageois des Kabyles permettaient d'espérer qu'ils seraient plus faciles à 
  gagner à la cause de la France et pourraient même devenir, une fois convenablement 
  civilisés, des administrés modèles. Une vaste littérature oppose ainsi les vertus 
  du Kabyle (fier, droit, opiniâtre, industrieux, peu religieux, etc.) aux vices 
  de l'Arabe (servile, fourbe, menteur, paresseux, fanatique, etc.), au point 
  qu'on a pu parler d'un "mythe kabyle" dans le colonialisme français. Mais ce 
  "mythe kabyle" (dans la genèse duquel il faut d'ailleurs faire la part du goût 
  réel qu'éprouvèrent nombre de coloniaux pour les mœurs des Berbères, assurément 
  remarquables et digues de respect), les administrateurs français, militaires 
  puis civils, en furent, au moins autant que les artisans, les premières victimes, 
  puisqu'ils crurent possible et même facile d'utiliser les institutions villageoises 
  comme relais, de leur autorité, et s'obstinèrent longtemps à le croire, quoique 
  régulièrement démentis par les troubles toujours renaissants. (Après la répression 
  de l'insurrection de 1871, les villageois constituèrent pour donner le change 
  aux administrateurs militaires des assemblées officielles, aux ordres de l'assemblée 
  réelle, occulte, "qui continuait, dans l'ombre, à diriger les affaires du village 
  et à souffler aux membres de l'assemblée fantoche la conduite à tenir " - Alain 
  Malié, Histoire de la Grande Kabylie, 2001.)
  
  Les calomnies contre les actuelles assemblées s'appuient en grande partie sur 
  le fait qu'en Grande Kabylie (principalement dans la wilaya de Tizi~Ouzou) elles 
  ont repris pour désigner leur fédération le nom ancien des tribus (aarch, parfois 
  au pluriel aarouch) qui constituaient autrefois la plus vaste unité politique 
  des Kabyles, en dehors des ligues circonstancielles formées contre un danger 
  commun : "Considérée dans son ensemble, la Kabylie est une agglomération de 
  tribus qui se gouvernent elles-mêmes d'après des principes que la tradition 
  et l'usage ont introduits dans les mœurs", écrivait le général Daumas en 
  1856. Les journalistes se sont donc emparés de ce terme l'utilisant à tout bout 
  de champ pour donner du mouvement des assemblées une image pittoresque, quasi 
  folklorique, en tout cas passéiste ; et décrier ensuite cette "structure sociale 
  complètement résiduelle" (ironisant par exemple sur le fait que la dernière 
  initiative des aarchs de Kabylie remontait à 1827, lorsqu'une délégation de 
  tribus formula une requête aùpres du dey d'Alger pour que les femmes n'aient 
  plus accès aux droits de succession). Cela leur était d'autant plus facile que 
  dans le reste du pays, là où elle a encore une existence quelconque, l'organisation 
  tribale n'est plus qu'une forme de clientélisme politique et de participation 
  aux luttes de clans à l'intérieur de la bureaucratie. Malgré toutes ces calomnies, 
  ou grâce" à elles, le terme aarchs est passé dans l'usage pour désigner l'organisation 
  autonome de l'insurrection, avec une connotation d'archaïsme propre à affermir 
  les progressistes bon teint dans leur mépris pour ce mouvement. (Ainsi, pour 
  Kerboua, ce terme résume à lui seul " tous les archaïsmes de la société" - La 
  Tribune, 10-11 août 2001.)
  En 1881, dans le brouillon d'une lettre fameuse où, en réponse à Vera Zassoulitch, 
  il s'en prenait aux " marxistes " qui voyaient dans la destruction de la commune 
  rurale une étape indispensable du développement historique en Russie, Marx notait 
  que l'élimination du capitalisme ne pouvait aller sans " un retour des sociétés 
  modernes à une forme supérieure d'un type "archaïque" de la propriété et de 
  la production collectives", et qu'il ne fallait donc " pas ((trop se laisser 
  effrayer par le mot "archaïque")). Quant à l'Algérie, le type de propriété et 
  de production collectives sur lequel reposait l'organisation tribale (propriété 
  familiale indivise et inaliénable) fut systématiquement démantelé par les Français, 
  en particulier avec le sénatus-consulte de 1863, " la machine de guerre la plus 
  efficace que l'on pût imaginer contre l'état social indigène ", comme l'écrivit 
  alors un militaire français : "Grâce à lui, nos idées et nos mœurs s'infiltreront 
  peu à peu dans les mœurs indigènes, réfractaires à notre civilisation, 
  et l'immense domaine algérien, à peu près fermé jusqu'ici en dépit des saisies 
  domaniales, s'ouvrira devant nos pionniers. " Mais en Kabylie, où cette destruction 
  de la propriété collective ne commença vraiment qu'avec les séquestres de terres 
  consécutifs à la répression de l'insurrection de 1871 (ce n'est qu'en 1897 qu'une 
  loi foncière rendit la terre aarch aliénable), elle n'eut pas pour résultat 
  une dépossession au profit des colons. Les paysans parvinrent en effet à racheter 
  la majeure partie des terres, surtout en Grande Kabylie, et cette diffusion 
  de la propriété individuelle, Si elle affaiblit incontestablement les liens 
  lignagers, semble avoir plutôt renforcé la cohésion des, villages et le rôle 
  de l'assemblée dans l'organisation de la vie collective. Quoi qu'il en soit, 
  que la longue histoire des institutions villageoises kabyles, à travers toutes 
  ses vicissitudes (1'alternance' de répression et de tolérance intéressée de 
  la part des autorités françaises puis de l'Etat algérien), a légué au mouvement 
  actuel, ce n'est certes pas un modèle d'organisation tribale (d'ailleurs les 
  aarchs, là où ils subsistent, sont en fait - dans cette région, la Grande Kabylie, 
  où la densité de peuplement est telle qu'on a pu parler d'espace quasi urbain 
  - des fédérations de villages et non des lignages), mais une tradition de contrôle 
  direct des " dépositaires du pouvoir " " Nulle part, autant que chez les Kabyles, 
  le peuple n'est appelé à intervenir aussi directement dans les affaires. " (Daumas.)
  Que cette tradition soit restée vivante, au moins dans les mémoires, tout au 
  long du xx' siêcle, voilà ce que suffirait à attester la référence qui y fut 
  régulièrement faite par ceux qui s'en prenaient à l'idéologie arabo-islamique 
  du nationalisme algérien (à l'intérieur des organisations messalistes successives, 
  puis du F.L.N.). En 1937, Amar Imache, secrétaire général de l'Etoile Nord-Africaine; 
  dénonçant à la fois la direction autoritaire de Messali et le Front populaire 
  qui venait de dissoudre cette organisation avec l'appui du P.C.F., écrivait 
  dans sa brochure L'Algérie au carrefour: 
  " On cachait volontairement que le premier gouvernement à forme républicaine 
  et démocratique fut institué en Kabylie pendant qu'en France et ailleurs on 
  ignorait ces mots." En 1949 encore, dans le Parti Populaire Algérien, les Kabyles 
  opposés à l'idéologie arabo-islamique critiquent
  " le fonctionnement interne du parti, l'absence de démocratie, la promotion 
  des éléments les plus conformistes " (Mohammed Harbi, Le F.L.N., mirage et réalité, 
  l98O). Au cours de cet épisode, que l'on a qualifié de " crise berbériste", 
  s'exprime également une critique de la religion, dont l'échec " annihile les 
  espoirs de voir un nationalisme radical se développer indépendamment de la foi 
  religieuse " (ibid.) ; les opposants sont exclus et il ne restera d'eux que 
  l'accusation rituelle de " berbéro-matérialisme", lancée par les bureaucrates 
  du F.L.N. contre quiconque menaçait le monolithisme de l'idéologie nationaliste. 
  Enfin, en 1963, lors de sa fondation, le F.F.S. lui-même reconnaît dans ses 
  statuts l'importance de la tajmat, l'assemblée villageoise, " institution démocratique 
  encore vivace de nos jours et qui fait partie de notre patrimoine national le 
  plus authentique et le plus glorieux".
  Plus décisive évidemment que ces représentations diversement entachées d'idéologie, 
  la persistance dans les mœurs de la tradition anti-étatique des communautés 
  villageoises est elle-même largement attestée; c'est en particulier le cas de 
  la conception de l'honneur collectif conservée par ces communautés, selon laquelle 
  c 'était y porter gravement atteinte que de faire appel à quelque autorité extérieure 
  que ce soit. En 1948, une assemblée de village interdisait par exemple formellement 
  la communication d'informations concernant les affaires de la communauté:
  "Donner un renseignement à une autorité quelconque, même sur la moralité d'un 
  concitoyen, même sur le chiffre de l'imposition, est sanctionné par une amende 
  de dix mille francs. C'est le taux d'amende le plus fort qui existe. Le maire 
  et le garde-champêtre n'en sont pas exempts." (Rapport d'un administrateur des 
  services civils d'Algérie, in Alain Mahé, op.cit.) En 1987, un épisode relaté 
  par Mahé montre l'autonomie de l'assemblée défendue tout aussi vigoureusement, 
  en l'occurrence contre un émigré de retour au village qui avait fait appel à 
  la gendarmerie pour régler une affaire sur laquelle s'était prononcée l'assemblée. 
  Et alors que commençait à s'organiser l'actuel mouvement des comités de quartiers 
  et de villages, un délégué (de l'aarch des Ait Djennad) déclarait, faisant ainsi 
  la preuve qu'au moins le souvenir de cette tradition ne s'était pas perdu:
  "Auparavant, lorsque la tajmt prenait en mains la résolution des conflits entre 
  les gens, punissait le voleur ou le malfrat, on n'avait pas besoin d'aller au 
  tribunal. C'était même honteux."
  (Il est sans doute assez difficile à un citoyen de nos démocraties de masse, 
  plus enclin pour Sa part à réclamer l'intervention de l'État dans chaque détail 
  de sa vie, de comprendre un tel genre de civisme: ici ce seraient plutôt des 
  en dehors qui pourraient s'y reconnaître. Plus étrange encore pour la passivité 
  démocratique moderne, on trouve cité dans l'étude de Daumas sur la Kabylie un 
  kanoun - liste des infractions sanctionnées par le droit coutumier, assortie 
  des amendes fixées par l'assemblée où est mentionné parmi les délits celui de 
  " ne pas acheter un fusil quand on a les moyens de le faire " : voilà qui fait 
  paraître encore plus comiques les illusions d'un autre militaire français kabylophîle, 
  affirmant en 1863 qu'" il sera facile, avec le temps, de calquer les kanouns 
  municipaux sur notre code, dont nombre d'articles se prêteraient parfaitement 
  aux coutumes berberes".)
  La force que l'actuel mouvement des assemblées a tirée de ce passé n'est telle 
  que parce qu'il lui a servi à commencer de répondre aux besoins révolutionnaires 
  de la société algérienne. Quand les aarchs y sont réapparus comme des revenants, 
  le progressisme s'est rassuré en préférant voir là le dernier sursaut d'une 
  communauté traditionnelle moribonde: un rebut historique, un vestige depuis 
  longtemps condamné. On a vu la suite. Et sans céder aux facilités du pathos 
  berbériste ("l'éternel Jugurtha , etc.), il faut tout de même noter, à propos 
  de la prétendue caducité de ces assemblées villageoises, que, de mémoire d'étatiste, 
  on ne les a jamais vues disparaître; ce sont plutôt elles qui ont vu passer 
  et s'anéantir plusieurs formes de domination étatique: sans remonter jusqu'aux 
  Romains, au moins celle des Turcs, puis des Français, et bientôt peut-être celle 
  de l'actuel pouvoir militaro-bureaucratique, si elles parviennent à devenir 
  tout ce que la situation révolutionnaire qu'elles ont créée exige qu'elles soient.
  
  IV
  Même si elle devait s'arrêter là, l'insurrection algérienne aurait déjà beaucoup 
  fait: dans des conditions très dures, elle est parvenue à accomplir pour la 
  liberté ce que n'arrivent même pas à imaginer les habitants de la démocratie 
  marchande, alors qu'ils doivent perdre une à une leurs illusions de sécurité. 
  Ses limites ou ses défauts ne sont pas ce qu'en ont dit ceux à qui leur idéologie 
  (en général banalement étatiste) interdisait d'adopter le point de vue des insurgés 
  eux-mêmes, et donc de se représenter les circonstances dans lesquelles ils se 
  trouvaient et les problèmes qu'ils affrontaient. En revanche, pour qui ne prétend 
  pas juger ce mouvement au nom de principes particuliers ou d'intérêts distincts 
  des siens, mais le défendre au nom de ce qu'il a fait de meilleur et de ce à 
  quoi le mènent ses propres principes, un certain nombre d'inconséquences, d'illusions 
  ou de naïvetés constituent des faiblesses bien réelles. Les relever n'est qu'une 
  autre manière de rendre hommage à la liberté de critique qui a dès le début 
  prévalu dans les assemblées: "Les réunions de la coordination auxquelles nous 
  avons assisté (Azazga, Tizi-OUZOU) ne se sont pas déroulées dans un calme exemplaire. 
  Le débat autour d'un seul point dure des heures. Les voix montent. Les avis 
  s'entrechoquent. Le consensus est dégagé au forceps, souvent à la seconde ou 
  troisième rencontre. "La démocratie ne s'accommode pas de l'unanimisme", nous 
  dit-on. " (El Watan, 14 juin 2001.)
  Quant à 'l'obligation, qui aurait pu devenir paralysante de parvenir à un consensus 
  pour toute prise de décision, les coordinations s'en sont déjà judicieusement 
  libérées en adoptant la régle de la majorité des trois quarts lorsqu'un accord 
  unanime ne peut être obtenu. De même la coordination vmterwilayas a décidé fin 
  août, relevant "l'absence de l'élément féminin " dans les coordinations comme 
  l'un des "points faibles du mouvement", d'encourager la participation des femmes. 
  (Remarquons à ce sujet que seule une féministe obsédée de parité peut croire 
  que les femmes ne jouaient aucun rôle dans les communautés villageoises, sous 
  prétexte qu'elles n'étaient pas formellement membres des assemblées, et ne pas 
  voir comment elles participent de fait a l'actuel mouvement, sans qu'il soit 
  besoin pour cela de fixer, à l'américaine, un quota de déléguées.)
  Plus grave est la timidité dont ont fait preuve les coordinations à propos du 
  terrorisme "islamique", alors que personne n'ignore en Algérie la responsabilité 
  de l'armée et de ses services spéciaux dans sa fabrication et sa perpétuation 
  depuis dix ans; au moins sous la forme de la "sale guerre" menée par les prétendus 
  éradicateurs. Cette étrange retenue, sur un sujet aussi décisif pour un mouvement 
  qui déclare vouloir se réapproprier l'histoire de l'Algérie, était déjà une 
  erreur alors que les attentats reprenaient (à Alger pour la première fois depuis 
  trois ans), cernant véritablement la Kabylie à l'ouest et à l'est, comme un 
  tir de barrage; et il ne s'est trouvé à ce sujet qu'un membre du comité populaire 
  de Béjala pour poser, au moins, la question: " Est-ce que les terroristes ne 
  sont pas réactivés pour tuer le mouvement populaire en Kabylie ? " (Le Jeune 
  Indépendant, 25' juillet 2001.) Mais la retenue n'était décidément plus de mise 
  aprés les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, lesquels ont trés opportunément 
  permis aux généraux algériens, bien relayés par une presse qui sur ce sujet 
  reste indéfectiblement aux ordres, de se poser en avant-garde de l'antiterrorisme 
  "démocratique", afin de dissuader les puissances étrangères de miser sur un 
  changement de régime. Or la coordination de la wilaya de Tizi-Ouzou n'a rien 
  trouvé de mieux à faire en la circonstance que d'envoyer "un message de soutien 
  au peuple américain" où, en plus des "sincéres condoléances au président George 
  W. Bush", elle alignait toutes les platitudes de la propagande bien pensante.
  A bien la considérer, cette retenue sur le sujet du terrorisme n'est sans doute 
  qu'une conséquence de celle, plus centrale,' qui marque l'ensemble de la stratégie 
  spontanément adoptée par les assemblées depuis le printemps. Ayant créé en Kabylie 
  un état de fait qui s'apparente à bien des égards à une situation classique 
  de double pouvoir, elles se gardent de tout ce qui pourrait compromettre le 
  fragile équilibre qui s'est ainsi établi. Leur volonté maintes fois réaffirmée 
  de s'en tenir à des méthodes pacifiques, aussi compréhensible soit-elle après 
  tant de morts, et depuis si longtemps, ne saurait pourtant ,leur suffire à maîtriser 
  pratiquement l'inévitable part de violence - ne serait ce que face aux provocations 
  - d'un conflit qui ne peut qu'être toujours plus' aigu. Même leur critique de 
  la politique reste une sorte de critique par défaut: l'autonomie est fermement 
  défendue contre les partis, mais l'exercice de cette autonomie est cantonné 
  à la " protestation", toute " pro-position" étant rejetée d'emblée avec la politique, 
  et assimilée à ces " options de prise de pouvoir "que le code d'honneur adopté 
  par les délégués de Tizi-Ouzou récuse. Déjà en juin, la plate-forme proposée 
  à Béjala avait finalement été refusée, parce que deux revendications - l'abrogation 
  du code de la famille et la suppression de l'état d'urgence - étaient "partisanes" 
  (la première étant en effet's'outenue par le R. C.D., et la seconde par le F.F.S.), 
  et qu'il n'était donc pas question de les~ faire endosser par les assemblées. 
  Il ne faut pourtant pas voir là quelque chose comme l'habituel moderantisme 
  imputable à un appareil en formation (même si bien sûr il existe toujours le 
  risque de voir se former à l'intérieur des coordinations une' "élite ", un encadrement 
  qui serait par nature porté à défendre une telle "stratégie"). La réunion de 
  la coordination de Tizi-Ou~ou, à Illilten le 24 août, a d'ailleurs rejeté à 
  l'unanimité la proposition de recruter deux permanents qui seraient " chargés 
  des travaux de secrétariat":
  " Nous sommes tous des volontaires au sein du mouvement et il n'est pas question 
  que l'on paye qui que ce soit", a-t-on rétorqué dans la salle. "(La Tribune, 
  25 août 2001.") La limitation du programme explicite des assemblées peut d'autant 
  moins être assimilée à une politique conciliatrice que le rejet des toutes dernières 
  propositions de négociation, émanant cette fois très officiellement de Bouteflika, 
  vient de montrer que les assemblées ne se dérobaient pas à une nouvelle épreuve 
  de force.
  La stratégie spontanée des assemblées les a amenées très logiquement à la désobéissance 
  civile désormais envisagée par les coordinations (avec comme première mesure 
  le non-paiement des factures d'électricité, au motif qu'elles incluent une taxe 
  perçue par ta télévision d'État). Et l'on peut penser qu'en se transformant 
  en projet positif de sécession, le mouvement anti-étatique des assemblées va 
  retrouver devant lui toutes ces tâches qui incombent à un pouvoir insurrectionnel 
  et qu'il a refusé jusqu'ici d'assumer, un peu à la façon des anarchistes espagnols 
  en 1936. Aucune fraction du pouvoir n'étant manifestement prête à prendre le 
  risque d'une répression ouverte, il est en effet fort possible qu'un statut 
  d'autonomie, sur le modèle de l'Espagne post-franquiste, soit finalement accordé 
  à là Kabylie il n'y a guère d'autre issue institutionnelle à la crise, et outre 
  que celle4à est la plus présentable à l'étranger, elle est susceptible de rallier 
  sur place tout le personnel politique qui n'attend que cette occasion. (Si le 
  F.F.S. s'affaire surtout à organiser en Kabylie les ennemis des assemblées, 
  le R.G.D., fidèle à son passé et trop discrédité sur place pour ce genre d'opérations, 
  mise quant à lui sur un accord négocié avec les " décideurs " et concédant l'autonomie: 
  Sadi se voit déjà en Jordi Pujol de cette Catalogne-là.) Ceux qui se préparent 
  à diriger une Kabylie autonome ont évidemment, comme le répugnant Ferhat Mehenni 
  qui lui donne pour programme de devenir " la Californie de toute l'Afrique ", 
  des ambitions et des buts radicalement opposés à la tendance profonde des coordinations. 
  Et Si c'est bien ce scénario d'une "politique kabyle" qui prévaut à Alger (1e 
  pouvoir renouant ainsi, sur ce point également, avec les méthodes de la colonisation>), 
  les assemblées ne pourront reculer plus longtemps, sauf à abdiquer totalement 
  en acceptant de s'intégrer à un appareil d'État " régionalisé ", devant la tâche 
  de défendre leur propre autonomie en l'étendant à tout ce qu'elles ont jusqu'ici 
  laissé de côté. C'est en particulier la question des vraies richesses, sommairement 
  évoquée dans la plate-forme d'El-Kseur par le refus de la "clochardisation" 
  et de la "paupérisation", qu'il leur faudra alors élucider, en comprenant en 
  quoi le développement économique, non seulement ne met pas fin à la "paupérisation", 
  mais la précipite en y ajoutant de nouvelles misères. Tout est encore poesible 
  aux assemblées de Kabylie, y compris d'en arriver là.
  En France, l'insurrection algérienne a été plus ignorée qu'incomprise, et plus 
  encore qu'ignorée, spontanément méprisée, la fausse conscience ne voyant rien 
  là d'intéressant, tout occupée qu'elle est à scruter les "phénomènes de société" 
  qu'on met en scène à son intention. Quant aux intellectuels, dont certains délégués 
  avaient la naïveté de croire qu'ils pourraient aider à faire connaître le mouvement 
  à l'étranger, ils se sont bien gardés d'en dire quoi que ce soit. Sans parler 
  des Glucksmann et des Bernard-Henri Lévy, zélés propagandistes de l'anti-islamisme 
  des généraux algériens, on n'entendit pas beaucoup ce Bourdieu d'ordinaire si 
  bavard sur les " mouvements sociaux", et qui a tout de même commencé sa carrière 
  en prenant les Algériens, et les Kabyles en particulier, pour objet de sa science 
  sociologique. Le fond de l'abjection fut atteint avec naturel par Sollers affirmant 
  que toute " dignité humaine " n'était qu'illusion (spectaculaire bien évidemment), 
  puisque de toute façon personne n'allait se " mobiliser pour défendre la révolte 
  kabyle " (Le Journal du Dimanche> 27 mai 2001).
  On peut conserver l'ambition de ruiner ces syllogismes de l'acceptation. Mais 
  pour l'instant les insurgés d'Algérie sont seuls, plus seuls que ne l'ont jamais 
  été des révolutionnaires dans le passé.
  
  PARIS, LE 30 SEPTEMBRE 2001.
JAIME SEMPRUN
  Vous pouvez commander la version papier (c'est mieux, on peut lire au lit !) 
  pour 50F port compris à :
  Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2001
  80, rue de Ménilmontant, XX arr.
  PARIS
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