Octobre 2001
APOLOGIE
POUR L'INSURRECTIONALGÉRIENNE
« Il
me semblerait plus satisfaisant, pour ma part, puisqu'il s'agit d'hommes qui
se sont illustrés par des actes, qu'on ne les honorât qu'avec des actes [...].
Il est difficile en effet de trouver pour les célébrer les mots justes, quand
la réalité des faits n'est pas toujours admise sans peine. L'auditeur bien informé
et favorablement prévenu risque, étant donné ce qu'il attend et ce qu'il sait,
d'être déçu par ce qu'il entend. Et celui qui n'est pas au courant pourrait
bien par jalousie, soupçonner quelque exagération, là où on lui parle d'actions
qui dépassent ses possibilités. L'éloge des actions d'autrui n'est supportable
que dans la mesure où l'on se croit soi-même capable de faire ce qu'on entend
louer. Une action dépasse-t-elle nos forces, dès lors l'envie engendre
le scepticisme. »
Thucydide,
Histoire de la guerre du Péloponnèse.
I
Quevedo a dit des
Espagnols : « Ils ne surent pas être des historiens, mais ils
en méritèrent. » Cela est resté vrai de leur révolution de 1936 :
l'histoire en a été écrite par d'autres. Il est trop tôt pour écrire l'histoire
de l'insurrection qui a commencé au printemps 2001 en Algérie, mais il n'est
pas trop tard pour la défendre ; c'est-à-dire pour s'attaquer à l'épaisse
indifférence, bouffie d'inconscience historique, dont elle est en France l'objet.
Pour illustrer la
grandeur et la portée de ce soulèvement, il suffira de relater les actes des
insurgés et de citer leurs déclarations. Rapprochés selon leur signification
la plus universelle et la plus vraie, les faits dessinent d'eux-mêmes un tableau
dont se dégage une terrible moralité : la dignité, l'intelligence et le
courage des insurgés algériens accablent l'abjection dans laquelle survivent
les habitants des pays modernes, leur apathie, leurs mesquines inquiétudes et
leurs sordides espérances.
C'est au cri de
« Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts ! »
que pendant plusieurs semaines les jeunes émeutiers se sont battus contre les
forces de police et la gendarmerie. Réduits à l'état de morts-vivants
par la société algérienne, ils savaient qu'il leur fallait la détruire pour
commencer de vivre. (« Nous répondrons au néant par l'anéantissement
de ses géniteurs », déclarait en juillet l'un d'eux.) À partir du
21 avril, principalement en Kabylie, mais aussi à partir du 10 juin à Khenchela
(dans les Aurès), du 11 à Skikda (au nord de Constantine) et du 16 dans tout
l'est du pays (à Oum El Bouaghi, Batna, Tébessa, Biskra, El Tarf, etc.), ils
ont dressé des barricades, coupé des routes, pris d'assaut des gendarmeries
et des commissariats ; ils ont attaqué un siège de préfecture (à Tébessa,
alors que deux ministres se trouvaient à l'intérieur), incendié ou saccagé nombre
de tribunaux (aux Ouacifs le palais de justice, tout juste terminé, a été réduit
en cendres), des recettes des impôts, des postes et des locaux de sociétés publiques,
des sièges de partis politiques (au moins trente-deux), des banques, des bureaux
de la Sécurité sociale, des parcs communaux, etc. La liste est forcément incomplète,
et serait-elle complète qu'elle ne donnerait encore qu'une faible idée de l'ampleur
du mouvement. Mais on voit tout de même que les insurgés avaient entrepris de
nettoyer le terrain de toutes les « expressions matérielles
de l'État ». (Il fallait la civique bêtise du Monde diplomatique
pour blâmer suavement les émeutiers de parachever ainsi la dégradation du « service
public » et se demander Si, ce faisant, « la foule des
laissés-pour-compte » ne participait pas « à son propre
affaiblissement ».)
Quand les peuples
reviennent de la soumission, rien n'est plus supporté de ce qui était jusque-là
ordinaire. C'est, après tant d'autres assassinats commis impunément par les
policiers et les militaires, celui d'un lycéen de Béni Douala, le 18 avril,
qui a provoqué trois jours plus tard les premières émeutes. À Amizour, près
de Béjaïa, la population se soulève le 22 après l'arrestation arbitraire de
trois lycéens. À Khenchela, le 10 juin, un sous-officier qui parade au volant
d'une « grosse cylindrée » interpelle de façon méprisante
une jeune femme. Pris à partie par les jeunes du quartier accourus pour la défendre,
il s'exclame :
« Mais qu'est-ce qui vous prend aujourd'hui ? »,
et s'entend répondre : « Plus rien n'est pareil. »
Il est rossé, son véhicule détruit. Une heure plus tard, il revient avec une
trentaine de soldats en civil, armés de fusils d'assaut. Après une bataille
rangée, les militaires doivent se replier, mais l'émeute gagne toute la ville :
des barricades sont dressées, la mairie, le siège des impôts, celui de la Sonelgaz,
la préfecture et deux « grandes surfaces » sont saccagés
au cri de : « C'est ainsi que font les Chaouis »
La ville entière est dévastée.
Et quand l'ordinaire
de l'oppression n'est plus supporté, c'est l'extraordinaire qui devient normal.
Pendant ces semaines, ces mois, il ne s'est guère écoulé de jour sans que soit
attaquée ou harcelée une brigade de gendarmerie ; et le plus souvent plusieurs.
Les casernes ont été assiégées, un véritable blocus imposé aux gendarmes, les
contraignant à des raids de pillage pour se ravitailler. Ceux qui acceptaient
d'avoir avec eux la moindre relation, fût-elle simplement commerciale, ont été
boycottés, mis en quarantaine et punis. Des hôtels ont ainsi été incendiés,
de même que des villas, des cafés, des restaurants, des magasins, pris pour
cible parce qu'ils appartenaient à des prévaricateurs ou affairistes divers.
Si les destructions furent nombreuses, les pillages proprement dits semblent
avoir été assez rares. Ainsi, par exemple, à Kherrata le 23 mai, les importants
stocks de marchandises découverts au domicile d'un ex-officier de la gendarmerie
furent immédiatement brûlés sur place. Chacun exprimant ses griefs, c'est à
propos de logement, d'eau, de nuisances industrielles, d'accaparements de toutes
sortes que les corrompus ont été systématiquement désignés à la vindicte publique
et traités en canailles. Pour commencer à s'attaquer aux problèmes vitaux que
pose à tous le délabrement du pays ; il fallait bien sûr s'attaquer d'abord
à ceux qui empêchent de les prendre en charge. La population réglant ainsi ses
comptes avec les responsables qu'elle avait sous la main, ce furent surtout
les maires qui en subirent les effets. Mais au-delà de ces escarmouches, c'était
le projet d'une complète expropriation des expropriateurs qui prenait
forme. Encore marquée par certaines ambiguïtés qui allaient bientôt être levées
par la rupture avec les syndicalistes, une déclaration du comité populaire de
la wilaya (préfecture) de Béjaïa affirmait le 7 juillet à l'adresse du pouvoir :
« Vos gendarmes, symboles de la corruption, ne servent qu'à tuer,
à réprimer et à trafiquer. C'est pour cela qu'ils doivent partir immédiatement.
Quant à notre sécurité, nos valeureux comités de vigilance s'en occupent à merveille :
ils sont notre fierté. » Elle poursuivait en rappelant que les problèmes
des citoyens « sont pris en charge par nos délégués de quartiers,
de villages et des délégués syndicaux qui fonctionnent dans une assemblée appelée
comité populaire. N'est-ce pas cela la démocratie directe ? »
L'insurrection,
ou du moins son organisation la plus avancée, est restée principalement cantonnée
à la Kabylie. Il faut cependant parler d'une insurrection algérienne,
car les insurgés kabyles eux-mêmes n'ont eu de cesse de l'affirmer telle, de
chercher à l'étendre et de refuser le déguisement berbériste que voulaient leur
faire endosser leurs ennemis comme leurs faux amis.
Il est bien inutile
de s'interroger, à la façon d'une « commission d'enquête »
gouvernementale ou de journalistes en mal de déclamations moralisantes, sur
la part qu'aurait eue dans le déclenchement des émeutes une activité provocatrice
particulière de la gendarmerie ; comme si l'existence de l'État algérien
et de sa répression sanglante n'était pas une provocation permanente ;
et comme si la population avait besoin de justifications spéciales pour se soulever.
Les insurgés ont repris le terme de hogra par lequel les Algériens désignent
l'arbitraire du pouvoir, les privilèges et la corruption, le mépris dont ils
sont l'objet. S'en prendre à la hogra, c'était en réalité s'en prendre à l'État
lui-même. Que resterait-il d'un État sans privilèges ni corruption, auquel seraient
interdits l'arbitraire et le mépris ? En Algérie presque rien, encore moins
que partout ailleurs : le seul service public qui ait jamais réellement
marché dans ce pays, depuis quarante ans, c'est la torture, complétée par l'assassinat
politique. Tout en conspirant l'un contre l'autre pour s'approprier le pouvoir
et la rente pétrolière à laquelle il donnait accès, les gangs étatiques n'ont
à aucun moment cessé de conspirer ensemble contre le peuple. Comme le
déclarait un de ces décideurs après la répression des émeutes d'octobre
1988 : « Pendant trente ans, nous avons pu nous déchirer, nous
mettre des couteaux dans le dos. Mais nous prenions soin de ne jamais abandonner
un dirigeant exclu, ne serait-ce qu'en continuant à lui rendre visite. Car nous
étions unis par une certitude : nos enfants devaient nous succéder. Nous
savions que le jour où cette loi serait rompue, cela en serait fini pour nous
tous, car la rue, elle, ne se contenterait pas d'une tête, mais les exigerait
toutes. » (Propos cités par José Garçon dans sa préface au livre
de Djallal Malti, La Nouvelle Guerre d'Algérie 1999.)
À travers
tant d'épurations, de liquidations, de manipulations, tant de négociations « où
chacun gardait sa mitraillette sous son paletot », d'exécutions discrètes
et de tueries en masse, la véritable et unique continuité de l'État algérien
(comme avant lui de l'appareil du F.L.N.) est toute policière. Dès 1956,
c'est autour des services secrets du F.L.N. (embryon de la future Sécurité militaire)
que s'organise la bureaucratie en formation ; c'est à eux que revient dans
toutes les luttes de fractions le mot de la fin. L'assassinat d'Abbane
Ramdane en décembre1957 marque leur victoire définitive sur ceux qui, dans l'appareil,
privilégiaient l'idéologie pour contrôler le mouvement des masses et justifier
le futur système bureaucratique de parti unique. Désormais, dans ce mixte de
terrorisme policier et de phraséologie « révolutionnaire »,
il y aura de moins en moins de celle-ci et de plus en plus de celui-là. L'assassinat
devient la procédure courante de règlement des confits, non seulement contre
le M.N.A. de Messali Hadj, mais à l'intérieur du F.L.N. lui-même. À partir de
1958 (promotion « Tapis rouge »), les agents des services
sont formés dans les écoles du K.G.B. à Moscou. Boumedienne qui,
après avoir porté Ben Bella au pouvoir au moment de l'indépendance, se débarrassa
en 1965 de cette couverture gauchisante (« l'aile protectrice du
burnous du leader », selon ses propres termes) pour instaurer le
règne sans partage de la bureaucratie et de son idéologie « arabo-islamique »
avait lui-même été l'adjoint de Boussouf, l'organisateur de la police intérieure
du F.L.N. Et l'on sait que les généraux qui composent la coupole mafieuse du
pouvoir en Algérie, pour la plupart « déserteurs de l'armée française »
(c'est-à-dire ralliés sur le tard à la lutte indépendantiste), sont eux aussi
allés dans les années soixante à Moscou pour acquérir d'autres compétences (au
K.G.B. ou à l'académie Frounzé) ; de cette double formation, par le colonialisme
et le stalinisme, ils ont retenu leurs méthodes de pacification (dite
cette fois éradication), dignes des pires exactions de l'armée française,
et leurs techniques de manipulation et de provocation. Tout cela est bien connu
en Algérie, mais en France pas assez, car l'État algérien y compte toutes sortes
de « relais » et de complices, en particulier dans les
médias, où ils n'ont peut-être même pas tous besoin d'être stipendiés pour faire
sa propagande : la fausse conscience de gauche et le « complexe
du colonisateur » peuvent sans doute parfois y suffire, même si les
services algériens arrosent largement, et pas seulement des partis politiques.
Au plus fort des
émeutes en Kabylie, on nous a ainsi informés à la « une »du
Monde, en fabriquant un scoop bien horrifique avec l'aide d'un tortionnaire
à demi gâteux en mal de publicité, que l'armée française avait, plus
de quarante ans auparavant, torturé et massacré. De même, quand vient le moment,
si tard là encore, d'évoquer l'assassinat de centaines d'Algériens par la police
parisienne en octobre 1961, on se garde généralement de trop insister sur la
responsabilité du F.L.N., qui fit défiler (sous la contrainte s'il le fallait)
les travailleurs immigrés avec femmes et enfants, les envoyant ainsi défier
le couvre-feu en leur interdisant de s'armer ou d'organiser une autodéfense
quelconque, alors même que l'hystérie raciste de la police parisienne avait
été portée à son comble, avec la peur, par les attentats commis contre des policiers
au cours des mois précédents ; et tout cela, dans la meilleure tradition
bureaucratique, pour « ne pas relâcher [la] pression »
(Ben Khedda) sur le gouvernement français, pendant les négociations qui préparaient
le cessez-le-feu.
Pour les bureaucrates
qui les glorifiaient cyniquement dans leurs slogans ("un seul héros, le peuple"),
les masses algériennes n'ont donc jamais été qu'un matériel humain disponible
à leurs opérations et à leurs manœuvres, chair à canons ou à matraques,
que l'on envoyait se faire massacrer par les Français, et qu'ensuite on a massacré
directement. La détermination intacte des émeutiers, alors que les morts dans
leurs rangs se comptaient déjà par dizaines, témoigne suffisamment de la haine
accumulée au fil des ans en Algérie (et particulièrement en Kabylie) contre
l'appareil répressif de l'État. "Pas de pardon, jamais !" a été le slogan le
plus populaire La plate-forme de revendications adoptée à El-Kseur le il juin
par la coordination interwilayas exigeait " le départ immédiat des brigades
de gendarmerie" de Kabylie. Pour Le Monde diplomatique, c'était même la seule
chose que les révoltés revendiquaient " avec clarté". Mais eût elle été la seule
qu'elle n'en aurait pas moins constitué une sorte de programme pour une révolution
algérienne. Une telle exigence, complétée par celle de " mise sous l'autorité
effective des instances démocratiquement élues de toutes les fonctions exécutives
de l'État ainsi que des corps de sécurité", revenait en effet à donner pour
but au mouvement le démantèlement des " détachements spéciaux d'hommes armés
" qui sont la principale " expression matérielle" de tout État, et en Algérie
à peu près la seule qui fonctionne. Procéder effectivement à ce démantèlement,
organiser la reprise du pouvoir d'État par la société, par les masses populaires
"qui substituent leur propre force à la force organisée pour les opprimer" (Marx
à propos de la Commune), fût-ce seulement sur une fraction du territoire, cela
ne peut évidemment être accompli sans une révolution de toute la vie sociale.
Et c'est ce à quoi tendaient les actions des insurgés, quand ils assiégeaient
les gendarmes, les isolaient et les mettaient en quarantaine, les séparant de
la société pour que la société se sépare d'eux. Voilà bien le séparatisme dont
la Kabylie a donné l'exemple à toute l'Algérie.
La seule existence d'un tel mouvement est en elle-même le démenti de la totalité
des mensonges politiques qui empuantissent l'Algérie depuis tant d'années. La
subversion réelle a commencé à dissiper la brume poisseuse des fictions policières
et à remettre chacun à sa place : "Nous refusons de nous solidariser avec ceux
qui détruisent les biens de l'État", déclarait ainsi le 9 juillet un représentant
du F.LS. Au Portugal en 1974, on disait :
"La vérité est comme l'huile." En Kabylie aujourd'hui, on dit :"La vérité est
comme un bouchon de liège. " Antithèse directe de tout mensonge d'État, l'insurrection
ne s'est pas contentée de réclamer la vérité (les commissions d'enquête gouvernementales
avaient vu leurs conclusions dénoncées par avance, et leur dissolution était
une des revendications de la plate-forme d'EI-Kseur), elle l'a imposée chaque
fois que cela était possible par la dénonciation à chaud de l'imposture. A cet
égard, un des plus beaux moments, dans un mouvement où il y en eut tant, fut
la manifestation des femmes, à Tizi-Ouzou le 24 mai. Les manifestantes commencèrent
par interdire à la tres officielle "association des veuves et filles de martyrs
de la guerre d'indépendance" de se joindre à leur cortège, puis elles en expulsèrent
en l'insultant Khalida Messaoudi, conseillère et selon ses propres termes "compagne
dans le militantisme" de Bouteflika, qui, tout juste sortie du R.C.D., prétendait
venir là se refaire une virginité : "Alors qu'elle voulait se glisser dans le
cortège, des huées se sont élevées. "Khalida dehors", criaient les unes. "Khaiida
Lewinski", hurlaient les autres. Elle a été évacuée d'extrême justesse vers
Alger." (Libération 26-27 mai 2001.) Enfin, après avoir ainsi manifesté leur
mépris pour le pouvoir et pour ses supplétifs médiatiques-démocratiques, elles
ne l'épargnèrent pas aux berbéristes, et interdirent également à des partisans
de l'autonomie de la Kabylie de rejoindre la marche.
Le rejet de toutes les représentations politiques a été l'une des constantes
de l'insurrection, et l'un de ses aspects les plus calomniés Les locaux des
deux partis (R.C.D. et F.F.S.) qui auraient pu nourrir quelque espoir de tirer
profit d'un tel mouvement ont flambé parmi les premiers:
Tizi-Rached, en même temps que la banque, le siège de la Sécurité sociale et
la recette des impôts, dès le 26 avril. Et même lors de la manifestation du
25 juin à Tizi-Ouzou, à l'occasion du troisième anniversaire de l'assassinat
du chanteur Lounès Matoub, on entendit parmi les slogans, outre " un Kabyle
est un Kabyle, ses ennemis sont les gendarmes ", " pas de F. F. S., pas de R.C.D.
". Le plus discrédité était assurément le R.G.D., dont la démission fin avril
du gouvernement (dans lequel son entrée en décembre 1999 avait été qualifiée
par son chef Sadi d'"événement politique qui constitue à la fois une consécration
et un bouleversement") ne pouvait faire oublier la collaboration de longue date
avec le clan militaire des "éradicateurs". Quant au F.F.S., moins compromis
avec le pouvoir, il fit en sorte de désabuser quiconque à son sujet en présentant
le 12 mai à Bouteflika, au chef d'état-major de l'armée et au patron de la D.R.S
(ex-Sécurité militaire) un " mémorandum " qui consistait essentiellement à leur
proposer ses services pour organiser une " transition démocratique".
II
Le trait le plus remarquable de l'insurrection algérienne est sans conteste
son auto-organisation. L'hostilité aux partis politiques et à " toute proximité
avec le pouvoir", la méfiance devant toute représentation incontrôlée, le refus
de servir une fois encore de piétaille à des manœuvres d'appareil, tout
cela a trouvé son accomplissement positif dans la généralisation et la coordination
des assemblées de villages et de quartiers, vite reconnues par tous comme la
seule expression authentique du mouvement. Dès le 20 avril, les délégués des
quarante-trois villages de la daïra (sous-préfecture) de Béni Douala s'organisent
en coordination et lancent le mot d'ordre de grève générale. Dans les jours
qui suivent, des comités de villages et des coordinations se forment dans toute
la wilaya de Tizi-Ouzou. Le 4 mai, à Tizi-Ouzou même, des affiches appellent
à une grève générale de six jours ; elles émanent d'une coordination provisoire
des quartiers, "selon nos sources totalement inconnue à Tizi-Ouzou", écrit le
5 mai le journal Liberté, qui fait état le lendemain des inquiétudes que suscitent
ces formes d'auto-organisation dans les " états-majors des partis". Le 6 mai
est annoncée pour le 10 une réunion à Béni Douala des délégués d'assemblées
de villages des wilayas de Tizj-Ouzou, Béjala et Bouira, en vue de créer une
coordination pour toute la Kabylie et d'adopter une plate-forme de revendications
; un délégué déclare: "Les partis, personne n'y croit plus ici. "(Liberté du
7 mai.) Cette réunion à Béni Douala se tient effectivement à la date prévue,
mais ne rassemble finalement que les délégués (deux cents) d'une grande partie
des villages de la wilaya de Tizi-Ouzou: les journalistes sont pris à partie,
la presse ayant diffusé un faux communiqué annonçant le report de la réunion
(ce n'est que le début d'une campagne de désinformation et de calomnies qui
ira s'amplifiant) par ailleurs, un maire qui prétend rappeler la réunion au
respect de la légalité doit quitter la salle: " On n'a pas besoin de maire ici
ou d'un quelconque représentant de l'Etat ", déclare un délégué. (Huit jours
plus tard à Illoula, un autre maire devra également, quoique délégué de son
village, quitter la salle de réunion.) Le souci de l'autonomie du mouvement
et la volonté de contrôler étroitement ses représentants marquent toutes les
décisions; ainsi, par exemple, celle de créer une permanence à TiziOuzou pour
diffuser les informations en vue de la prochaine réunion de délégués l'assemblée
prend soin de lui interdire de s'exprimer au nom du mouvement (pas de déclaration
à la presse, etc.).
Il est impossible de reconstituer dans le détail la façon dont le mouvement
des assemblées s'est étendu à toute la Kabylie, puis au-delà ; ne serait-ce
que parce que la presse algérienne dite indépendante (pour ne rien dire de la
France), tout en faisant une large place à ce qui pouvait illustrer l'urgence
d'une modernisation " démocratique", n'a que très partiellement fait état de
l'activité et des déclarations des assemblées, quand elle ne les a pas calomniées.
On peut toutefois indiquer les principales avancées de l'auto-organisation,
qui progresse au même pas que l'émeute à travers le pays. Le 18mai à Illoula,
une réunion des délégués de villages de la région de Tiu-Ouzou adopte une première
plate-forme de revendications (parmi lesquelles le départ immédiat et sans conditions
de toutes les brigades de gendarmerie) et appelle à une marche à Tizi-Ouzou.
Celle-ci rassemble le 21 mai plusieurs centaines de milliers de manifestants
("La "marche noire" a été le fait de la coordination des comités de villages,
et les partis politiques n'y avaient aucune présence visible", notait Le Monde
du 23 mai). Les réunions de délégués qui se succèdent ensuite aboutissent à
la formation d'une coordination interwilayas (Tizi-Ouzou, Béjaïa, Bouira, Sétif,
Boumerdès, Bordj-Bou-Arreridj, Alger ainsi que le Comité collectif des universités
d'Alger) et à l'adoption, le il juin à El-Kseur; d'une plate-forme commune de
revendications. La marche sur Alger, le 14 juin, constitue le point culminant
de cette première phase du mouvement.
Cette marche du 14 juin signifiait de fait, quoique ses organisateurs ne semblent
pas en avoir eu clairement conscience, tenter d'installer la subversion à Alger
même et défier l'État chez lui: cela équivalait à une tentative insurrectionnelle,
au sens étroit et pour ainsi dire technique du terme. En effet, aller déposer
à la Présidence la plate-forme d'EI-Kseur (puisque tel était l'objectif affirmé),
alors que les manifestants dans les rues d'Alger se comptaient par centaines
de milliers, sinon par millions, c'était parler à l'État de puissance à puissance,
et proclamer devant le peuple algérien que l'heure avait sonné de régler tous
les comptes de l'oppression subie depuis 1962.
Il aurait alors suffi que les troubles durent à Alger un jour de plus pour que
dans le pays entier la population, voyant le pouvoir vaciller, se jette dans
la bataille. De son côté, celui-ci voyait clairement qu'il lui fallait à tout
prix empêcher que la subversion s'installe à Alger, et quelle que fût par ailleurs
sa paralysie, il conservait des forces bien suffisantes pour écarter ce danger,
étant donné la supériorité que lui conférait sa position défensive: il a donc
efficacement mis en oeuvre tous ses moyens répressifs, fractionnant le cortège
des manifestants venus de Kabylie, bloquant la plupart d'entre eux à dix kilomètres
du centre ville, isolant les groupes d'émeutiers et lançant contre les manifestants
des provocateurs recrutés dans la basse pègre. Parmi les facteurs favorables
au pouvoir, il faut aussi compter la démoralisation et la peur dont les habitants
d'Alger, qui ont payé le plus lourd tribut à la " sale guerre", avaient seulement
commencé à se défaire grâce à l'agitation entretenue par les étudiants depuis
le début du mois de mai; et lors de la manifestation appelée par le F.F.S. le
31, qui avait permis une première jonction avec les insurgés de Kabylie. Les
propos d'Algérois rapportés par la presse exprimaient assez bien ce qu'il en
était à ce moment, alors que depuis une semaine des manifestations spontanées
se formaient chaque jour à Alger (mais aussi à Oran, Sétif, Boumerdès), rassemblant
quelques centaines ou milliers de' personnes
"On crie "pouvoir assassin". On prend des coups. Puis on rentre cher soi et
on regarde aux télévisions françaises les vraies émeutes en Kabyle, à une heure
d'ici à peine. Mais aujourd'hui on saura mieux où on en est: si nous aussi on
entre dans la guerre ou si on reste dehors."
"On sortait à peine des quartiers à cause des, attentats, des policiers, des
terroristes, de tout. Là, je me dis c'est notre tour, il faut y aller. Mais
je suis très désorienté."
"Qui en Algérie ne ressent pas l'injustice et le ras-le-bol? Qui ne veut pas
en finir? Mais Alger n'est pas la Kabylie. Là-bas c'est très dur, mais ils se
connaissent tous, ils sont tous ensemble, avec une culture, des structures fortes
qui ont résisté malgré la guerre. Nous ici, on a pour toute éducation, politique
les feuilletons égyptiens. Après des années d'intox, de bulletinsdu G.I.A. qui
ressemblaient à de la science-fiction, on a de la bouillie dans la tête. Dans
une grande ville, il peut se passer n'importe quelle provocation ou coup tordu."
(Libération, 31 mai 2001.)
"Ils ont de la chance. En Kabylie, ils ne sont jamais seuls. Ils ont toute leur
culture, leurs structures. Nous, on vit au milieu des indics et des posters
de Rambo." (Liberation,1Juin 200l.)
Le coup d'arrêt donné par le pouvoir le 14 juin marquait la limite qui s'est
depuis lors imposée au soulèvement. Les deux tentatives avortées de nouvelles
marches sur Alger (le 5 juillet et le 8 août) montrèrent que l'occasion de lancer
ainsi le signal d'un soulèvement général était bel et bien passée, pour une
période au moins. Pour garder ses chances de s'étendre au reste de l'Algérie,
le mouvement devait surtout reprendre l'initiative en Kabylie, et pour cela
renforcer son autonomie: après le premier élan offensif, venait le moment de
l'élaboration interne. Ayant changé tant de choses autour de lui, le mouvement
des assemblées ne pouvait pas ne pas en être lui-même changé. Tout au long des
mois de juillet et d'août, la nécessité s'impose aux assemblées de réfléchir
à leur propre organisation, d'en préciser les buts et les moyens. La coordination
des aarchs, daïras et communes de la wilaya de Tizj-Oroou réaffirme, lors de
ses " conclaves " d'Azeffoun (7 juillet) et d'Assi-Youssef (12-13 juillet),
les principes démocratiques qui fondent l'organisation des coordinations : liberté
des débats à la base, élection des délégués en assemblée générale des villages
et des quartiers, autonomie d'organisation et d'action des coordinations communales
composées de ces délégués, coordination de wilaya composée de deux délégués
par coordination communale dûment mandatés, etc.; tout cela devant assurer,
selon le "principe de l'horizontalité", le strict contrôle des décisions par
la base des assemblées. A travers les débats et les conflits, toujours publics,
qui se développent au cours de ces semaines, une ligne de partage se dessine
entre ceux qui veulent aller à la négociation et transformer pour ce faire les
coordinations en "interlocuteur responsable", et ceux qui défendent l'autonomie
des assemblées, l'organisation " horizontale " et le refus de toute négociation.
A Béjaïa, le conflit devient si aigu qu'il aboutit le 17 juillet à une scission
entre le comité noyauté par les syndicalistes et les gauchistes (qui conserve
le nom de " comité populaire") et une coordination intercommunale qui dénonce
cette tentative de "caporalisation" du mouvement et l'abandon des objectifs
initiaux. Cette coordination appelle avec succès à une grève générale et à une
marche le 26 juillet; la rue tranche, et l'un des slogans de la manifestation
est: "Traîtres dehors! Syndicats dehors!" Quant à la coordination de la wilaya
de Tizi,-Ouzou, elle adopte à la mi-juillet un " code d'honneur" des délégués
par lequel ceux-ci s'engagent, entre autres, " à ne mener aucune activité .et
action qui visent à nouer des liens directs ou indirects avec le pouvoir", "à
ne pas utiliser le mouvement à des fins partisanes et ne pas l'entraîner dans
des compétitions électoralistes ou dans des options de prise du pouvoir", "
à ne pas accepter un poste politique quelconque dans les institutions du pouvoir",
et " à ne pas donner au mouvement une dimension régionaliste sous quelque forme
que ce soit"; ce code d'honneur est complété le 27 juillet par un engagement
" à démissionner publiquement du mouvement avant de briguer un quelconque mandat
électoral".
Parmi les exemples d'énergie historique que nous a donnés le soulèvement algérien,
aucun ne prouve mieux sa puissance que celui de ses dissensions, qui auraient
suffi pour anéantir n'importe quelle organisation hiérarchisée ou mouvement
de masse encadré, tandis qu'il parut toujours y puiser de nouvelles forces.
Les ennemis des coordinations ne cessèrent d'annoncer leur dislocation prochaine
sous l'effet des discussions et des divergences (le journal Liberté avait donné;
le ton dès le 10 mai en ironisant lourdement sur l'impréparation de la réunion
de Béni Douala " Ce conclave qui alimente les discussions dans toute la Kabylie
et qui suscite les appréhensions voire les craintes des partis politiques de
la région, et même des simples citoyens, sur ses motivations mais surtout sur
les visées de ses initiateurs, a tout l'air de ne s'avérer qu'une montagne qui
accoucherait d'une souris"). Et chaque fois les assemblées," discutant sans
cesse leurs décisions et revenant sur ce qu'elles avaient déjà accompli, démentirent
les espoirs des propriétaires de l'opposition et se dressèrent à nouveau devant
le pouvoir algérien comme son seul véritable ennemi. A la fin du mois de juillet,
l'idée ayant été lancée par la coordination de Béjaïa dès le 19, la coordination
interwilayas proposa d'organiser le 20 août une marche à Ifri Ouzellaguen, où
s'était tenu à la même date, en 1956, le congrès de la Soummam au cours duquel
Abbane Ramdane, avant d'être assassiné, s'était opposé à la mainmise de "l'armée
de l'extérieur" sur le F.L.N, Ce retour sur le passé n'était pas platement commémoratif;
comme le résuma le 14 août lors d'un meeting à El-Kseur un délégué d'Akfadou
(après avoir rappelé qu'avait été décidée à ce congrès la primauté du civil
sur le militaire et de l'intérieur sur l'extérieur): " Nos sommes des civils,
ils sont des militaires et nous sommes à l'intérieur, ils sont à l'extérieur".
Les slogans adoptés pour cette marche (" 1956-2001, le combat continue", "Restituer
au peuple son histoire",
"Pour la primauté du politique sur le militaire") prirent tout leur sens avec
la décision d'" interdire aux officiels" la vallée de la Soummam. Car ceux-ci
ne comptaient pas seulement y tenir l'habituelle célébration annuelle, qu'ils
durent finalement organiser à l'autre bout du pays, à Mascara: des émissaires
avaient commencé à sonder quelques délégués non identifiés de la coordination
interwilayas, acquis à l'idée d'une négociation, pour préparer une éventuelle
venue~de~Bouteflika, à qui aurait été remise la plate-forme d'El-Kseur. Cette
manœuvre, immédiatement dénoncée par la majorité des délégués, eut un effet
inverse de celui escompté et renforça la détermination à "interdire tout officiel
en Kabylie". (Le ministre des Moudjahidin dut également renoncer à se rendre
à Tizi-Ouzou ; quelques jours auparavant, le ministre de l'Intérieur Zerbouni,
venu installer le nouveau wali -préfet- avait été accueilli à coups de pierres:
"Marches interdites à Alger: pas de ministres en Kabylie", disait une banderole.)
La marche du 20 août, qui rassembla dans la vallée des foules venues de toute
la Kabylie, fut donc une éclatante revanche sur la défaite essuyée à Alger.
Mais s'étant ainsi montrés maîtres chez eux, ayant, cette fois, l'avantage de
la défensive, les Kabyles se retrouvaient par la même occasion isolés chez eux,
progressivement amenés à une sécession de fait qu'ils n'avaient pas voulue.
Pour l'heure, après le coup d'éclat du 20 août, ses ennemis divers se voyaient
contraints d'admettre que le mouvement des assemblées en Kabylie n'était pas
sur le déclin, mais au contraire se renforçait. Le pouvoir lui-même, malgré
l'échec de ses toutes récentes manœuvres d'approche, fit savoir le 29 août
par le truchement de l'agence de presse officielle A.P.S., citant une " source
gouvernementale", que "le dialogue [était] possible ", que "nul ne [contestait]
les capacités des Algériens de le mener", et que "le mouvement des citoyens
exprimé par les aarchs [pouvait] constituer un signe positif pour notre société".
L'agence officielle explicitait les termes de l'ouverture ainsi faite en précisant.
" Il est évident que les plates-formes publiées dans la presse peuvent constituer
une base de discussion dans la mesure où elles ne se proposent pas de porter
atteinte aux fondements de l'État, à la constitution et aux lois de la République.
" (Ces restrictions visaient bien sûr principalement le quatrième point de la
plate-forme d'El-Kseur, exigeant le départ immédiat des brigades de gendarmerie,
et le onzième, concernant " la mise sous l'autorité effective des instances
démocratiquement élues de toutes les fonctions exécutives de l'État ainsi que
des corps de sécurité"; l'abandon de ces points avait déjà fait l'objet des
négociations occultes entamées précédemment avec certains délégués "dialoguistes".)
Et le commentaire de l'A.P.S. en rajoutait pour finir dans les appels du pied
aux modérés, qualifiant la réunion de la coordination intenvilayas qui devait
se tenir le lendemain à Tubirrett-Imceddalen de tres importante, dans la mesure
où elle " pourrait être l'illustration de la maturité du mouvement et celle
de l'élite qui l'encadre" bref pourrait " s'inscrire dans une perspective constructive
" en acceptant la négociation. La réponse à ces insistantes avances ne se fit
pas attendre. Dès le lendemain, les coordinations de Tid-Ouwu et de Béjaïa réaffirmaient
leur rejet des tractations secrètes et de toute négociation visant à modérer
les revendications de la plate-forme d'El-Kseur:
" Tout ce qui sera entrepris se fera en public, et le chemin est balisé par
la plate-forme d'El-Kseur, notre unique document de référence", déclarait un
délégué de Tîzi-Ouzou (Le Matin, 1 septembre 2001). Quant à la réunion de la
coordination interwilayas des 30 et 31 août, où le pouvoir espérait voir apparaître
une élite avec laquelle il pourrait " dialoguer" elle déclara à nouveau la plate-forme
d'EI-Kseur "scellée " et " non négociable ". Il ne restait plus au pouvoir qu'à
enregistrer cette fin de non-recevoir. C'est ce qu'il fit quelques jours plus
tard, par la bouche d'un "haut responsable " anonymement cité par Le Quotidien
d"Oran. Constatant que les aarchs " refusent tout ce qui vient du "pouvoir"
" ("Comment voulez-vous qu'on puisse dialoguer avec eux ? "), la source autorise
poursuivait: " Nous pouvons comprendre ainsi que les aarchs ne veulent pas de
solution à cette crise. Ils pensent peut-être que, pour détruire ce système,
il faut entretenir le pourrissement; c'est d'ailleurs ce qui ressort de la plate-forme
d'EI-Kseur. " Ensuite venaient les menaces, avec la remarque cynique qu'entretenir
le pourrissement ne peut nuire au gouvernement, " qui a des capacités de durer
tout autant que le système en place": ce n'est donc pas lui " qui en pâtit,
c'est la population". Et la fin rappelait qu'un appel avait été " lancé à l'élite
de la région à se mobiliser ainsi qu'à toutes les personnes qui ont une respectabilité,
mais on remarque qu'il n'y a pas une volonté de présenter un programme mais
de perturber". (Il est évidemment loisible à chacun de se livrer à toutes sortes
de supputations quant aux éventuelles " luttes de dans " à l'intérieur du pouvoir
que manifesteraient ces variations du discours officiel, ou officieux, sur le
mouvement des assemblées : à la manière de la kremlinologie d'autrefois, c'est
devenu une spécialisation professionnelle, dans l'information sur l'Algérie,
que de fournir de telles reconstitutions, plus ou moins étayées, des menées
et intrigues qui divisent le " pouvoir occulte". Mais désormais ces luttes internes
sont secondaires, car le rapport de forces principal, qui détermine tout le
reste, est celui qui oppose le mouvement d'auto-organisation du soulèvement
à l'ensemble de ses ennemis.)
Parallèlement aux efforts pour circonvenir le mouvement des assemblées, et puisqu'il
s'avérait qu'il n'était décidément pas " mûr " pour la négociation, on a vu
se développer la tentative de le liquider en en créant de toutes pièces un autre,
qui serait, et pour cause, plus "représentatif", plus "légitime" et plus "constructif".
Ainsi, à Tizi-Ouzou même, le 27 août - alors que précisément la veille les délégués
"radicaux" de la coordination, qui (selon El Watan du 28 août) déclaraient "la
rue parlera encore jusqu'à la satisfaction de la plate-forme d'El-Kseur" et
dénonçaient " ceux qui ne veulent plus parler d'émeutes et tendent la main au
pouvoir", avaient joint le geste à la parole et une nouvelle fois attaqué, avec
" des émeutiers de la ville", la gendarmerie-, un "Conseil communal" publiait
un communiqué affirmant notamment que "l'amateurisme politique des uns et les
mauvais calculs politiciens des autres continuent à parasiter bruyamment le
débat public, tout en empêchant les honnêtes citoyens, soucieux de l'avenir.
de leurs enfants, de faire entendre leur voix" (Liberte; 28 août 2001). Quelques
jours plus tard, il. précisait encore un peu mieux à quoi et surtout qui il
servait, en reprochant à la coordination " l'exclusion de toutes les personnalités
scientifiques et politiques de la commune. susceptibles de donner sens et consistance
au mouvement " (La Tribune, 4 septembre 2001).
Un peu partout apparaissent au même moment des "comités " et des " coordinations
" ad hoc, dont l'activité se borne le plus souvent à attaquer dans des communiqués
de presse la tendance radicale des coordinations. Â Akbou par exemple, un "
comité de citoyens " prône " l'apaisement et la préservation de la jeunesse
de la spirale" de la violence", et rappelle les revendications du mouvement
en omettant " le point relatif aux brigades de la gendarmerie nationale" (La
Tribune> 8 septembre 2001). Quant au " comité populaire " de Béjaïa, confirmant
sa vocation récupératrice, il annonce la préparation d'une rencontre nationale
contre la hogra et la répression, organisée avec le
R.A.J. ("Rassemblement-Action-Jeunesse", proche dû F.F.S.): " Cette initiative
se veut une opportunité pour asseoir l'organisation nationale du mouvement populaire
et l'encadrement de ces actions pour davantage d'efficacité." (La Tribune, 9
septembre 2001.) Toutes ces manœuvres et impostures sont dénoncées par
la coordination interwilayas, dont les délégués, lors d'un meeting à Akbou,
relèvent que ces " comités parallèles [...] entretiennent des contacts avec
le pouvoir en prétendant être les interlocuteurs de ce dernier". Mais, comme
il arrive souvent, c'est encore a un ennemi qu'il revenait de dire le plus clairement
de quoi il retournait. Revenant pour s'en justifier, sans pour autant la démentir,
sur la formule qui lui avait été prêtée ("ce mouvement doit mourir avant septembre"),
ainsi que sur l'imputation faite au F.F.S. de chercher à venir à bout du mouvement
des assemblées en le minant de l'intérieur, le premier secrétaire de ce parti,
Ali Kerboua, mangeait le morceau dans son style incomparablement ligneux
"1. - Le F.F.S.~ a, été le premier parti, à s'inscrire totalement dans la dynamique
nationale citoyenne travers l'organisation des marches historiques du 3 et du
31 mai.
2. - Le F.FS. a toujours pris soin de distinguer cette dissidence nationale
citoyenne des formes, de structures qui s'y sont greffées artificiellement et
dans lesquelles certains groupes et autres individus tentent de se re, faire
une virginité en cherchant, en, vain, faut-il le souligner, à dévoyer cette
dynamique et à l'instrumentaliser à des fins de repositionnement clanique.
3. - Le F.F.S. a effectivement instruit ses militants pour consolider ce mouvement
pacifique porteur d'espoirs de changement démocratique pour l'ensemble des A1geriennes
et des Algériens. Aussi, les militants du F.F,.S.restent déterminés à agir contre
toutes les formes de dérive qui mèneraient le mouvement vers l'impasse et la
ghettoïsation dans le but d'imposer des projets dangereux. Des projets qui,
en définitive, font le jeu des clans au pouvoir opposes à toute issue politique
et démocratique à la crise.> (Liberte; 2 septembre 2001.)
Le plus " dangereux " projet des assemblées, qui les amène à concevoir tous
les autres, c'est celui de leur propre souveraineté. La volonté d'étroitement
contrôler toute délégation de pouvoir les a déjà menées loin,, mais elle peut
les mener plus loin encore: ayant remis en vigueur les assemblées villageoises
à seule fin de s'unir contre la répression, les insurgés découvrent de quelles
autres fins elles peuvent être l'instrument.
Le grand art de ces retours au passé qu'effectuent les révolutions quand elles
ressuscitent des formes anciennes de communauté, c'est de retrouver plus que
ce qui a été perdu. La principale malédiction qui frappait la démocratie villageoise,
c'était évidemment son isolement, qui lui interdisait toute initiative historique.
Et c'est justement ce qui disparaît au milieu de la commotion générale de la
société algérienne.
III
Que sont exactement ces institutions villageoises traditionnelles que le soulèvement
a ramenées sur le devant de la scène historique, fait ainsi qu'aarch cesse d'être
le nom d'une chose du passé? Avant d'en venir à bout avec la répression de la
grande insurrection de 1871, les militaires français avaient éprouvé sur le
terrain les ressources et la force de l'organisation locale des tribus kabyles,
la vitalité de ce qu'un historien de la colonisation (Ch.-A.Julien) a appelé,
en mentionnant leur refus de se soumettre au commandement d'Abd el-Kader, les
"petites républiques villageoises et démocratiques de Kabylie". Et des 1837,
Tocqueville parlait à propos des Kabyles de ces "hommes qui ne sont ni riches,
ni pauvres, ni serviteurs, ni maîtres, qui nomment eux-mêmes leurs chefs et
s'aperçoivent à peine qu'ils ont des chefs". Le thème de "l'insubordination
kabyle court à travers toute 'la littérature du XlXe siècle consacrée à l'Algérie,
et pas seulement chez les auteurs français : "Le Kabyle est si fier, si instinctivement
enclin à l'égalité absolue, et peut-être aussi si sourcilleusement méfiant,
qu'il considère comme son devoir, pour ainsi dire, de récuser tous les dépositaires
du pouvoir social. Les marabouts, qui en détiennent la plus grande part, l'exercent
avec discrétion, en recourant à la persuasion. Quant aux amins [chefs de village
élus par l'assemblée], le moindre abus d'autorité de leur part donne lieu à
un refus d'obéissance, qui s'exprime de la façon la plus énergique : Enta cheikh,
ana cheikh, littéralement: "Toi chef, moi chef"." (John Reynell Morell Algeria,
1854.) De leur côté les auteurs français, souvent des militaires, avaient de
multiples raisons de magnifier la tradition d'indépendance des Kabyles: la résistance
que ceux-ci leur avaient opposée et leur difficulté à la réduire (le massif
central de la Grande Kabylie ne fut soumis qu'en 1857) appelaient une explication
propre à ménager l'orgueil national; il paraissait évidemment utile de jouer
les Kabyles contre les Arabes ; et surtout les mœurs et le " civisme "
villageois des Kabyles permettaient d'espérer qu'ils seraient plus faciles à
gagner à la cause de la France et pourraient même devenir, une fois convenablement
civilisés, des administrés modèles. Une vaste littérature oppose ainsi les vertus
du Kabyle (fier, droit, opiniâtre, industrieux, peu religieux, etc.) aux vices
de l'Arabe (servile, fourbe, menteur, paresseux, fanatique, etc.), au point
qu'on a pu parler d'un "mythe kabyle" dans le colonialisme français. Mais ce
"mythe kabyle" (dans la genèse duquel il faut d'ailleurs faire la part du goût
réel qu'éprouvèrent nombre de coloniaux pour les mœurs des Berbères, assurément
remarquables et digues de respect), les administrateurs français, militaires
puis civils, en furent, au moins autant que les artisans, les premières victimes,
puisqu'ils crurent possible et même facile d'utiliser les institutions villageoises
comme relais, de leur autorité, et s'obstinèrent longtemps à le croire, quoique
régulièrement démentis par les troubles toujours renaissants. (Après la répression
de l'insurrection de 1871, les villageois constituèrent pour donner le change
aux administrateurs militaires des assemblées officielles, aux ordres de l'assemblée
réelle, occulte, "qui continuait, dans l'ombre, à diriger les affaires du village
et à souffler aux membres de l'assemblée fantoche la conduite à tenir " - Alain
Malié, Histoire de la Grande Kabylie, 2001.)
Les calomnies contre les actuelles assemblées s'appuient en grande partie sur
le fait qu'en Grande Kabylie (principalement dans la wilaya de Tizi~Ouzou) elles
ont repris pour désigner leur fédération le nom ancien des tribus (aarch, parfois
au pluriel aarouch) qui constituaient autrefois la plus vaste unité politique
des Kabyles, en dehors des ligues circonstancielles formées contre un danger
commun : "Considérée dans son ensemble, la Kabylie est une agglomération de
tribus qui se gouvernent elles-mêmes d'après des principes que la tradition
et l'usage ont introduits dans les mœurs", écrivait le général Daumas en
1856. Les journalistes se sont donc emparés de ce terme l'utilisant à tout bout
de champ pour donner du mouvement des assemblées une image pittoresque, quasi
folklorique, en tout cas passéiste ; et décrier ensuite cette "structure sociale
complètement résiduelle" (ironisant par exemple sur le fait que la dernière
initiative des aarchs de Kabylie remontait à 1827, lorsqu'une délégation de
tribus formula une requête aùpres du dey d'Alger pour que les femmes n'aient
plus accès aux droits de succession). Cela leur était d'autant plus facile que
dans le reste du pays, là où elle a encore une existence quelconque, l'organisation
tribale n'est plus qu'une forme de clientélisme politique et de participation
aux luttes de clans à l'intérieur de la bureaucratie. Malgré toutes ces calomnies,
ou grâce" à elles, le terme aarchs est passé dans l'usage pour désigner l'organisation
autonome de l'insurrection, avec une connotation d'archaïsme propre à affermir
les progressistes bon teint dans leur mépris pour ce mouvement. (Ainsi, pour
Kerboua, ce terme résume à lui seul " tous les archaïsmes de la société" - La
Tribune, 10-11 août 2001.)
En 1881, dans le brouillon d'une lettre fameuse où, en réponse à Vera Zassoulitch,
il s'en prenait aux " marxistes " qui voyaient dans la destruction de la commune
rurale une étape indispensable du développement historique en Russie, Marx notait
que l'élimination du capitalisme ne pouvait aller sans " un retour des sociétés
modernes à une forme supérieure d'un type "archaïque" de la propriété et de
la production collectives", et qu'il ne fallait donc " pas ((trop se laisser
effrayer par le mot "archaïque")). Quant à l'Algérie, le type de propriété et
de production collectives sur lequel reposait l'organisation tribale (propriété
familiale indivise et inaliénable) fut systématiquement démantelé par les Français,
en particulier avec le sénatus-consulte de 1863, " la machine de guerre la plus
efficace que l'on pût imaginer contre l'état social indigène ", comme l'écrivit
alors un militaire français : "Grâce à lui, nos idées et nos mœurs s'infiltreront
peu à peu dans les mœurs indigènes, réfractaires à notre civilisation,
et l'immense domaine algérien, à peu près fermé jusqu'ici en dépit des saisies
domaniales, s'ouvrira devant nos pionniers. " Mais en Kabylie, où cette destruction
de la propriété collective ne commença vraiment qu'avec les séquestres de terres
consécutifs à la répression de l'insurrection de 1871 (ce n'est qu'en 1897 qu'une
loi foncière rendit la terre aarch aliénable), elle n'eut pas pour résultat
une dépossession au profit des colons. Les paysans parvinrent en effet à racheter
la majeure partie des terres, surtout en Grande Kabylie, et cette diffusion
de la propriété individuelle, Si elle affaiblit incontestablement les liens
lignagers, semble avoir plutôt renforcé la cohésion des, villages et le rôle
de l'assemblée dans l'organisation de la vie collective. Quoi qu'il en soit,
que la longue histoire des institutions villageoises kabyles, à travers toutes
ses vicissitudes (1'alternance' de répression et de tolérance intéressée de
la part des autorités françaises puis de l'Etat algérien), a légué au mouvement
actuel, ce n'est certes pas un modèle d'organisation tribale (d'ailleurs les
aarchs, là où ils subsistent, sont en fait - dans cette région, la Grande Kabylie,
où la densité de peuplement est telle qu'on a pu parler d'espace quasi urbain
- des fédérations de villages et non des lignages), mais une tradition de contrôle
direct des " dépositaires du pouvoir " " Nulle part, autant que chez les Kabyles,
le peuple n'est appelé à intervenir aussi directement dans les affaires. " (Daumas.)
Que cette tradition soit restée vivante, au moins dans les mémoires, tout au
long du xx' siêcle, voilà ce que suffirait à attester la référence qui y fut
régulièrement faite par ceux qui s'en prenaient à l'idéologie arabo-islamique
du nationalisme algérien (à l'intérieur des organisations messalistes successives,
puis du F.L.N.). En 1937, Amar Imache, secrétaire général de l'Etoile Nord-Africaine;
dénonçant à la fois la direction autoritaire de Messali et le Front populaire
qui venait de dissoudre cette organisation avec l'appui du P.C.F., écrivait
dans sa brochure L'Algérie au carrefour:
" On cachait volontairement que le premier gouvernement à forme républicaine
et démocratique fut institué en Kabylie pendant qu'en France et ailleurs on
ignorait ces mots." En 1949 encore, dans le Parti Populaire Algérien, les Kabyles
opposés à l'idéologie arabo-islamique critiquent
" le fonctionnement interne du parti, l'absence de démocratie, la promotion
des éléments les plus conformistes " (Mohammed Harbi, Le F.L.N., mirage et réalité,
l98O). Au cours de cet épisode, que l'on a qualifié de " crise berbériste",
s'exprime également une critique de la religion, dont l'échec " annihile les
espoirs de voir un nationalisme radical se développer indépendamment de la foi
religieuse " (ibid.) ; les opposants sont exclus et il ne restera d'eux que
l'accusation rituelle de " berbéro-matérialisme", lancée par les bureaucrates
du F.L.N. contre quiconque menaçait le monolithisme de l'idéologie nationaliste.
Enfin, en 1963, lors de sa fondation, le F.F.S. lui-même reconnaît dans ses
statuts l'importance de la tajmat, l'assemblée villageoise, " institution démocratique
encore vivace de nos jours et qui fait partie de notre patrimoine national le
plus authentique et le plus glorieux".
Plus décisive évidemment que ces représentations diversement entachées d'idéologie,
la persistance dans les mœurs de la tradition anti-étatique des communautés
villageoises est elle-même largement attestée; c'est en particulier le cas de
la conception de l'honneur collectif conservée par ces communautés, selon laquelle
c 'était y porter gravement atteinte que de faire appel à quelque autorité extérieure
que ce soit. En 1948, une assemblée de village interdisait par exemple formellement
la communication d'informations concernant les affaires de la communauté:
"Donner un renseignement à une autorité quelconque, même sur la moralité d'un
concitoyen, même sur le chiffre de l'imposition, est sanctionné par une amende
de dix mille francs. C'est le taux d'amende le plus fort qui existe. Le maire
et le garde-champêtre n'en sont pas exempts." (Rapport d'un administrateur des
services civils d'Algérie, in Alain Mahé, op.cit.) En 1987, un épisode relaté
par Mahé montre l'autonomie de l'assemblée défendue tout aussi vigoureusement,
en l'occurrence contre un émigré de retour au village qui avait fait appel à
la gendarmerie pour régler une affaire sur laquelle s'était prononcée l'assemblée.
Et alors que commençait à s'organiser l'actuel mouvement des comités de quartiers
et de villages, un délégué (de l'aarch des Ait Djennad) déclarait, faisant ainsi
la preuve qu'au moins le souvenir de cette tradition ne s'était pas perdu:
"Auparavant, lorsque la tajmt prenait en mains la résolution des conflits entre
les gens, punissait le voleur ou le malfrat, on n'avait pas besoin d'aller au
tribunal. C'était même honteux."
(Il est sans doute assez difficile à un citoyen de nos démocraties de masse,
plus enclin pour Sa part à réclamer l'intervention de l'État dans chaque détail
de sa vie, de comprendre un tel genre de civisme: ici ce seraient plutôt des
en dehors qui pourraient s'y reconnaître. Plus étrange encore pour la passivité
démocratique moderne, on trouve cité dans l'étude de Daumas sur la Kabylie un
kanoun - liste des infractions sanctionnées par le droit coutumier, assortie
des amendes fixées par l'assemblée où est mentionné parmi les délits celui de
" ne pas acheter un fusil quand on a les moyens de le faire " : voilà qui fait
paraître encore plus comiques les illusions d'un autre militaire français kabylophîle,
affirmant en 1863 qu'" il sera facile, avec le temps, de calquer les kanouns
municipaux sur notre code, dont nombre d'articles se prêteraient parfaitement
aux coutumes berberes".)
La force que l'actuel mouvement des assemblées a tirée de ce passé n'est telle
que parce qu'il lui a servi à commencer de répondre aux besoins révolutionnaires
de la société algérienne. Quand les aarchs y sont réapparus comme des revenants,
le progressisme s'est rassuré en préférant voir là le dernier sursaut d'une
communauté traditionnelle moribonde: un rebut historique, un vestige depuis
longtemps condamné. On a vu la suite. Et sans céder aux facilités du pathos
berbériste ("l'éternel Jugurtha , etc.), il faut tout de même noter, à propos
de la prétendue caducité de ces assemblées villageoises, que, de mémoire d'étatiste,
on ne les a jamais vues disparaître; ce sont plutôt elles qui ont vu passer
et s'anéantir plusieurs formes de domination étatique: sans remonter jusqu'aux
Romains, au moins celle des Turcs, puis des Français, et bientôt peut-être celle
de l'actuel pouvoir militaro-bureaucratique, si elles parviennent à devenir
tout ce que la situation révolutionnaire qu'elles ont créée exige qu'elles soient.
IV
Même si elle devait s'arrêter là, l'insurrection algérienne aurait déjà beaucoup
fait: dans des conditions très dures, elle est parvenue à accomplir pour la
liberté ce que n'arrivent même pas à imaginer les habitants de la démocratie
marchande, alors qu'ils doivent perdre une à une leurs illusions de sécurité.
Ses limites ou ses défauts ne sont pas ce qu'en ont dit ceux à qui leur idéologie
(en général banalement étatiste) interdisait d'adopter le point de vue des insurgés
eux-mêmes, et donc de se représenter les circonstances dans lesquelles ils se
trouvaient et les problèmes qu'ils affrontaient. En revanche, pour qui ne prétend
pas juger ce mouvement au nom de principes particuliers ou d'intérêts distincts
des siens, mais le défendre au nom de ce qu'il a fait de meilleur et de ce à
quoi le mènent ses propres principes, un certain nombre d'inconséquences, d'illusions
ou de naïvetés constituent des faiblesses bien réelles. Les relever n'est qu'une
autre manière de rendre hommage à la liberté de critique qui a dès le début
prévalu dans les assemblées: "Les réunions de la coordination auxquelles nous
avons assisté (Azazga, Tizi-OUZOU) ne se sont pas déroulées dans un calme exemplaire.
Le débat autour d'un seul point dure des heures. Les voix montent. Les avis
s'entrechoquent. Le consensus est dégagé au forceps, souvent à la seconde ou
troisième rencontre. "La démocratie ne s'accommode pas de l'unanimisme", nous
dit-on. " (El Watan, 14 juin 2001.)
Quant à 'l'obligation, qui aurait pu devenir paralysante de parvenir à un consensus
pour toute prise de décision, les coordinations s'en sont déjà judicieusement
libérées en adoptant la régle de la majorité des trois quarts lorsqu'un accord
unanime ne peut être obtenu. De même la coordination vmterwilayas a décidé fin
août, relevant "l'absence de l'élément féminin " dans les coordinations comme
l'un des "points faibles du mouvement", d'encourager la participation des femmes.
(Remarquons à ce sujet que seule une féministe obsédée de parité peut croire
que les femmes ne jouaient aucun rôle dans les communautés villageoises, sous
prétexte qu'elles n'étaient pas formellement membres des assemblées, et ne pas
voir comment elles participent de fait a l'actuel mouvement, sans qu'il soit
besoin pour cela de fixer, à l'américaine, un quota de déléguées.)
Plus grave est la timidité dont ont fait preuve les coordinations à propos du
terrorisme "islamique", alors que personne n'ignore en Algérie la responsabilité
de l'armée et de ses services spéciaux dans sa fabrication et sa perpétuation
depuis dix ans; au moins sous la forme de la "sale guerre" menée par les prétendus
éradicateurs. Cette étrange retenue, sur un sujet aussi décisif pour un mouvement
qui déclare vouloir se réapproprier l'histoire de l'Algérie, était déjà une
erreur alors que les attentats reprenaient (à Alger pour la première fois depuis
trois ans), cernant véritablement la Kabylie à l'ouest et à l'est, comme un
tir de barrage; et il ne s'est trouvé à ce sujet qu'un membre du comité populaire
de Béjala pour poser, au moins, la question: " Est-ce que les terroristes ne
sont pas réactivés pour tuer le mouvement populaire en Kabylie ? " (Le Jeune
Indépendant, 25' juillet 2001.) Mais la retenue n'était décidément plus de mise
aprés les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis, lesquels ont trés opportunément
permis aux généraux algériens, bien relayés par une presse qui sur ce sujet
reste indéfectiblement aux ordres, de se poser en avant-garde de l'antiterrorisme
"démocratique", afin de dissuader les puissances étrangères de miser sur un
changement de régime. Or la coordination de la wilaya de Tizi-Ouzou n'a rien
trouvé de mieux à faire en la circonstance que d'envoyer "un message de soutien
au peuple américain" où, en plus des "sincéres condoléances au président George
W. Bush", elle alignait toutes les platitudes de la propagande bien pensante.
A bien la considérer, cette retenue sur le sujet du terrorisme n'est sans doute
qu'une conséquence de celle, plus centrale,' qui marque l'ensemble de la stratégie
spontanément adoptée par les assemblées depuis le printemps. Ayant créé en Kabylie
un état de fait qui s'apparente à bien des égards à une situation classique
de double pouvoir, elles se gardent de tout ce qui pourrait compromettre le
fragile équilibre qui s'est ainsi établi. Leur volonté maintes fois réaffirmée
de s'en tenir à des méthodes pacifiques, aussi compréhensible soit-elle après
tant de morts, et depuis si longtemps, ne saurait pourtant ,leur suffire à maîtriser
pratiquement l'inévitable part de violence - ne serait ce que face aux provocations
- d'un conflit qui ne peut qu'être toujours plus' aigu. Même leur critique de
la politique reste une sorte de critique par défaut: l'autonomie est fermement
défendue contre les partis, mais l'exercice de cette autonomie est cantonné
à la " protestation", toute " pro-position" étant rejetée d'emblée avec la politique,
et assimilée à ces " options de prise de pouvoir "que le code d'honneur adopté
par les délégués de Tizi-Ouzou récuse. Déjà en juin, la plate-forme proposée
à Béjala avait finalement été refusée, parce que deux revendications - l'abrogation
du code de la famille et la suppression de l'état d'urgence - étaient "partisanes"
(la première étant en effet's'outenue par le R. C.D., et la seconde par le F.F.S.),
et qu'il n'était donc pas question de les~ faire endosser par les assemblées.
Il ne faut pourtant pas voir là quelque chose comme l'habituel moderantisme
imputable à un appareil en formation (même si bien sûr il existe toujours le
risque de voir se former à l'intérieur des coordinations une' "élite ", un encadrement
qui serait par nature porté à défendre une telle "stratégie"). La réunion de
la coordination de Tizi-Ou~ou, à Illilten le 24 août, a d'ailleurs rejeté à
l'unanimité la proposition de recruter deux permanents qui seraient " chargés
des travaux de secrétariat":
" Nous sommes tous des volontaires au sein du mouvement et il n'est pas question
que l'on paye qui que ce soit", a-t-on rétorqué dans la salle. "(La Tribune,
25 août 2001.") La limitation du programme explicite des assemblées peut d'autant
moins être assimilée à une politique conciliatrice que le rejet des toutes dernières
propositions de négociation, émanant cette fois très officiellement de Bouteflika,
vient de montrer que les assemblées ne se dérobaient pas à une nouvelle épreuve
de force.
La stratégie spontanée des assemblées les a amenées très logiquement à la désobéissance
civile désormais envisagée par les coordinations (avec comme première mesure
le non-paiement des factures d'électricité, au motif qu'elles incluent une taxe
perçue par ta télévision d'État). Et l'on peut penser qu'en se transformant
en projet positif de sécession, le mouvement anti-étatique des assemblées va
retrouver devant lui toutes ces tâches qui incombent à un pouvoir insurrectionnel
et qu'il a refusé jusqu'ici d'assumer, un peu à la façon des anarchistes espagnols
en 1936. Aucune fraction du pouvoir n'étant manifestement prête à prendre le
risque d'une répression ouverte, il est en effet fort possible qu'un statut
d'autonomie, sur le modèle de l'Espagne post-franquiste, soit finalement accordé
à là Kabylie il n'y a guère d'autre issue institutionnelle à la crise, et outre
que celle4à est la plus présentable à l'étranger, elle est susceptible de rallier
sur place tout le personnel politique qui n'attend que cette occasion. (Si le
F.F.S. s'affaire surtout à organiser en Kabylie les ennemis des assemblées,
le R.G.D., fidèle à son passé et trop discrédité sur place pour ce genre d'opérations,
mise quant à lui sur un accord négocié avec les " décideurs " et concédant l'autonomie:
Sadi se voit déjà en Jordi Pujol de cette Catalogne-là.) Ceux qui se préparent
à diriger une Kabylie autonome ont évidemment, comme le répugnant Ferhat Mehenni
qui lui donne pour programme de devenir " la Californie de toute l'Afrique ",
des ambitions et des buts radicalement opposés à la tendance profonde des coordinations.
Et Si c'est bien ce scénario d'une "politique kabyle" qui prévaut à Alger (1e
pouvoir renouant ainsi, sur ce point également, avec les méthodes de la colonisation>),
les assemblées ne pourront reculer plus longtemps, sauf à abdiquer totalement
en acceptant de s'intégrer à un appareil d'État " régionalisé ", devant la tâche
de défendre leur propre autonomie en l'étendant à tout ce qu'elles ont jusqu'ici
laissé de côté. C'est en particulier la question des vraies richesses, sommairement
évoquée dans la plate-forme d'El-Kseur par le refus de la "clochardisation"
et de la "paupérisation", qu'il leur faudra alors élucider, en comprenant en
quoi le développement économique, non seulement ne met pas fin à la "paupérisation",
mais la précipite en y ajoutant de nouvelles misères. Tout est encore poesible
aux assemblées de Kabylie, y compris d'en arriver là.
En France, l'insurrection algérienne a été plus ignorée qu'incomprise, et plus
encore qu'ignorée, spontanément méprisée, la fausse conscience ne voyant rien
là d'intéressant, tout occupée qu'elle est à scruter les "phénomènes de société"
qu'on met en scène à son intention. Quant aux intellectuels, dont certains délégués
avaient la naïveté de croire qu'ils pourraient aider à faire connaître le mouvement
à l'étranger, ils se sont bien gardés d'en dire quoi que ce soit. Sans parler
des Glucksmann et des Bernard-Henri Lévy, zélés propagandistes de l'anti-islamisme
des généraux algériens, on n'entendit pas beaucoup ce Bourdieu d'ordinaire si
bavard sur les " mouvements sociaux", et qui a tout de même commencé sa carrière
en prenant les Algériens, et les Kabyles en particulier, pour objet de sa science
sociologique. Le fond de l'abjection fut atteint avec naturel par Sollers affirmant
que toute " dignité humaine " n'était qu'illusion (spectaculaire bien évidemment),
puisque de toute façon personne n'allait se " mobiliser pour défendre la révolte
kabyle " (Le Journal du Dimanche> 27 mai 2001).
On peut conserver l'ambition de ruiner ces syllogismes de l'acceptation. Mais
pour l'instant les insurgés d'Algérie sont seuls, plus seuls que ne l'ont jamais
été des révolutionnaires dans le passé.
PARIS, LE 30 SEPTEMBRE 2001.
JAIME SEMPRUN
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pour 50F port compris à :
Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2001
80, rue de Ménilmontant, XX arr.
PARIS
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