9 juillet 2001


Palestine : comment se construit une colonie

          Pisgat Zeev et Maaleh Adoumim, les deux localités vers lesquelles se rendent les auto-stoppeurs du carrefour visé par l'attentat, sont deux implantations de colons. Pisgat Zeev, à titre indicatif, a été baptisée de cette façon en référence à Zeev Jabotinsky, le fondateur du Likoud (donc du Betar), pour qui même le partage de la Palestine mandataire entre un Etat juif et un Etat palestinien était une concession inacceptable envers les Arabes.

          Le texte qui suit donne une idée assez précise du contexte dans lequel s'inscrit la colonie de Pisgat Zeev. Une colonie située à deux pas de Jérusalem, pas au beau milieu de Gaza ou de la Cisjordanie.

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          Le 9 juillet 2001, dans le camp de réfugiés de Shua'fat, dans la banlieue nord de Jérusalem, sept heures durant, six bulldozers géants sont entrés en action pour démolir quatorze maisons palestiniennes dont la municipalité israélienne avait ordonné la destruction la veille. Jeff Halper, et d'autres militants du Comité Israélien contre les Démolitions de Maisons, étaient sur place pour témoigner et s'opposer symboliquement à ce qui ne peut être autrement qualifié que de terrorisme institutionnel.

          
Un Israélien en Palestine
par Jeff Halper

          Lundi 9 juillet 2001

          À 7h30 ce matin, comme, avec d'autres membres du Comité Israélien contre les Démolitions de Maisons (CIDM – ICAHD en anglais), je m'apprête à me déplacer vers la ville assiégée de Beit Umar, près de Hebron – où des tonnes d'aliments ne peuvent être acheminés sur un marché et sont occupés à pourrir alors que les habitants souffrent gravement de la faim – je reçois un appel: six bulldozers entourés de centaines de soldats pénètrent dans le camp de réfugiés de Shua'fat, au nord de Jérusalem. Les membres du CIDM poursuivent vers Beit Umar tandis que je me rends à Shua'fat en compagnie d'Arik Aschermann de Rabbins pour les Droits de l’Homme, de Liat Taub, un étudiant membre du comité du CIDM, et de Gabby Wolf, un objecteur de conscience qui a passé en prison la durée de son service.

          C'est la mort dans l'âme que je me mets en route, empli de ce sentiment d'impuissance mêlé d’écœurement qui m'accompagne toujours lors d'événements comme celui-là. Une combinaison de responsabilité, de colère face à l'injustice, de sens de l'iniquité fondamentale de tout cela et d'incapacité devant un système d'oppression inébranlable, insensible, cruel et suprêmement satisfait de lui-même. Pendant le trajet nous jouons tous du téléphone portable, Arik avertissant la presse, moi les ambassades et les consulats (les consulats américain et européens sont tous très présents et réceptifs), Liat et Gabby se chargeant d'appeler les militants pour qu'ils nous rejoignent, tout en restant en contact avec nos partenaires palestiniens. Meit Margalit, un allié solide membre du Conseil de la Ville de Jérusalem pour le parti Meretz, se joint à nous, ainsi que Salim Shawamreh, un compagnon palestinien qui habitait dans le camp de Shua'fat avant de bâtir sa propre maison non loin de là, à Anata. Et de se la faire démolir à trois reprises.

          Nous progressons dans les rues familières et profondément banales de Jérusalem Ouest, entourés de gens qui s'affairent, menant leur vie «normalement». À Jérusalem Est, nous dépassons les milliers d'appartements sortis de terre pour les Israéliens (environ 50.000 ont été construits, de telle sorte que 200.000 Israéliens sont aujourd'hui installés dans la partie Est, un nombre plus élevé que celui des habitants palestiniens). Des blocs d'appartements bien ordonnés, aux façades en pierre, flanqués d'arbres, d'arbustes et de pelouses, encadrés de rues larges et de trottoirs. Au-delà du quartier-colonie de la Colline Française (French Hill), le paysage change, bien que nous restions à l'intérieur de la ville de Jérusalem telle que définie par Israël en 1967. Les flancs des collines deviennent secs, jonchés d'épaves de voitures et de détritus. Ils portent de petites maisons, dispersées et faites de blocs de ciment peu agréables. Pas d'arbres, pas de pelouses, pas de trottoirs, certainement pas de parc. Seulement des rues étroites, poussiéreuses et défoncées, dépourvues d'éclairage. Des gens, des enfants qui marchent sur les bas-côtés, disputant l'espace à de petites camionnettes et à de vieilles bagnoles. Le tiers-monde à cent mètres en bas de la rue, dans la même ville.

          Et puis les soldats. Comme nous approchons de l'entrée principale vers le camp, nous découvrons des centaines de soldats, de gardes-frontières et de policiers, certains à cheval, d'autres dans les dizaines de jeeps militaires qui bloquent tous les passages vers le camp et patrouillent son dédale de ruelles. Nous nous garons et nous rentrons dans le camp, en prenant soin de garder le contact avec Salim. Il a demandé à quelques personnes de nous accompagner, sans être sûr de l'accueil qui serait fait à des Israéliens dans de telles circonstances. Nous sommes bien accueillis. En marchant avec nos hôtes, je suis frappé de voir combien la vie poursuit son cours. Les enfants jouent dans les ruelles, les hommes travaillent dans les garages, les femmes vaquent à leurs occupations. À quelque distance de là des maisons sont en train d'être démolies, le camp est complètement occupé par les soldats. Malgré cela la population trouve les ressources pour continuer à vivre. En arabe, on appelle ça Sumud, la ténacité.

          Nous traversons à pied ce camp peuplé de plus ou moins 25.000 personnes et nous débouchons finalement au sommet d'une colline d'où nous pouvons voir la périphérie du camp et la colonie de Pisgat Ze'ev de l'autre côté du wadi, surplombant Shua'fat depuis la colline opposée. Juxtaposée de cette manière, l'injustice vous gifle littéralement. D'un côté se trouve un camp plein à craquer, des couches de maisons précaires en béton séparées par les plus étroites des ruelles aboutissant à une pente où les eaux souillées du camp s'écoulent jusqu'aux bâtiments que les bulldozers ont déjà commencé à attaquer (on peut entendre le tchak - tchak - tchak des marteaux-piqueurs déchiquetant les toits en béton). D'autre part, à quelques centaines de mètres de là, se dresse le lotissement massif et moderne de Pisgat Ze'ev, avec ses pelouses et ses arbres entretenus minutieusement (la colonie a été nommée «le Sommet de Ze'ev» par référence au père fondateur du Likud, Ze'ev Jabotinsky). Et comme frontière entre ces deux mondes: le ruissellement des eaux usées tout en bas (Pisgat Ze'ev possède son propre système d'égouts, merci pour eux) et la «route de sécurité» que l'armée parcourt durant la nuit afin de protéger les résidents de Pisgat Ze'ev contre leurs voisins.

          Pour éviter les soldats et la police, nous traversons les allées du camp, descendons la colline et, après avoir pataugé dans les eaux de vidange, nous arrivons sur le lieu des destructions, dans le dos des militaires et des policiers occupés à tenir la foule palestinienne en colère à distance des bulldozers et des marteaux-piqueurs. Dans cette foule se trouvent les propriétaires des maisons, fous de désespoir; ils voient les économies d'une vie partir en fumée.

          Nous nous précipitons alors vers les bulldozers et nous nous couchons devant eux. C'est un acte symbolique, sans aucun doute, mais il fait surgir un événement et il donne aux photographes de presse quelque chose à «viser» (en tant qu'Israéliens, nous avons le privilège de n'être visé que par des appareils photo...). Aux yeux des soldats notre comportement est tout simplement stupide et incompréhensible. Ils nous déplacent sans ménagement. Nous ne prenons pas la peine d'argumenter ou de leur expliquer. Agir comme vecteur permettant aux images de démolitions d'atteindre le monde extérieur, voilà d'abord ce qui nous semble important. Ensuite, quand les journalistes s'adressent à nous, nous pouvons expliquer ce qu'il se passe, y souligner l'injustice et l'oppression. Nos déclarations se fraieront un chemin jusque dans les rapports officiels (le soir même le Département d'Etat américain a officiellement déploré les démolitions, et nous savons que l'Europe et d'autres gouvernements en prennent note). Voilà où se situe notre rôle. Désarmés face à une force écrasante et impitoyable, nous mettons notre espoir en vous, en votre capacité, une fois informés, d'exercer les pressions internationales indispensables pour faire cesser une fois pour toutes l'Occupation. Comme Israélien – et je parle ici à titre personnel – j'ai perdu l'espoir de faire comprendre un jour à mon propre peuple qu'une paix juste est la voie à suivre. Les Israéliens peuvent accepter passivement ce que des circonstances extérieures leur dicteront, mais une paix juste ne viendra pas de l'intérieur de la société israélienne.

          Arik, Liat et Gabby sont maintenant chargés dans une jeep de la police, probablement en état d'arrestation. Il n'y a pas de place pour m'y mettre. Je reste donc assis dans la poussière, les vêtements déchirés, un peu endolori d'avoir été empoigné et traîné sur les cailloux, mais satisfait de pouvoir prendre des photos des démolitions (ces photos seront bientôt visibles sur le site de l'AIC, www.alternativenews.org) et de pouvoir répercuter les événements en cours à l'attention des journalistes.

          Les Palestiniens de l'autre côté du chemin assistent aux destructions stoïquement, impuissants. Lorsque les bulldozers se détournent de ce qui est devenu un tas de décombres et s'approchent de leur maison, certains réagissent en grimpant sur le toit, d'autres en criant sur les soldats (les femmes osent parfois même les bousculer), de temps en temps en lançant des pierres. Si cela se produit, les militaires ripostent aussitôt avec violence: des armes de gros calibre sont pointées vers les protestataires, les gens sont jetés dans des fourgons de police, du gaz lacrymogène est employé (parfois à l'intérieur des maisons, malgré les instructions «pour usage en extérieur uniquement» clairement reprises sur les cartouches produites dans les Laboratoires Fédéraux de Pennsylvanie). Des gens sont souvent blessés par balles, même si ça n'a pas été le cas aujourd'hui. Dans mes conversations avec les soldats et les policiers au fil des ans, je n'en ai pas rencontré un seul qui ait trouvé quoi que ce soit d'anormal dans ces pratiques ou qui ait éprouvé la moindre hésitation à blâmer les Palestiniens pour la démolition de leurs propres maisons. Tous qualifient ce qu'ils font de «travail». Au moindre grain de sable dans l'accomplissement de ce «travail», soldats et policiers, qui échangeaient des blagues encore quelques minutes plus tôt, entrent soudain dans une rage folle. Exactement comme si les Palestiniens avaient du culot à résister, comme si c’était eux les criminels, comme si «nous» avions alors une occasion de nous venger «d’eux», de leur mauvaise volonté à accepter notre Occupation.

          Une par une, les maisons sont systématiquement abattues. Ici une bicoque pas encore terminée, plus loin un immeuble de quatre étages à même d’offrir enfin un toit décent aux 30 membres d’une famille élargie (j’aperçois le grand-père un peu à l’écart, en pleurs; il essuie ses larmes avec son kaffiya, s’efforçant de garder sa dignité). Quatorze «structures», comme Israël les nomme. À 12h30 l’opération est terminée. Les militaires ne se pressent pas pour quitter les lieux – en effet, au moins une centaine de soldats supplémentaires sont arrivés dans le camp alors que les destructions touchaient à leur fin. Israël aime «se faire comprendre» des Palestiniens.

          Finalement une jeep de l’armée apparaît et je suis chargé à l’arrière. Nous remontons la route de sécurité jusqu’à Pisgat Ze’ev, où on me relâche en me disant de rentrer chez moi. Je rejoins un arrêt de bus, les vêtements en loques, sale, malodorant après ma traversée des égouts. Une femme me demande ce qui m’est arrivé. À contre-cœur, avec un signe de la tête en direction du camp, je lui explique que j’ai tenté de résister à la démolition de certaines des maisons de ses voisins de Shua'fat. Sa réaction est terriblement prévisible: «Des terroristes! Ils essaient d’implanter leurs maisons dans notre voisinage! Pourquoi est-ce qu’ils ne construisent pas avec des permis, comme nous? Ils ne paient pas d’impôts mais ils veulent des logements et des services pour rien! C’est notre pays. Quand je suis venue ici du Maroc…». Le bus s’arrête devant nous, nous montons et elle dit au chauffeur: «Faites-le descendre à Shua'fat. Ils le tueront, là-bas». (Bien que le maire, Olmert, répète sans cesse que Jérusalem est «une et indivisible», aucun bus municipal ne se rend à Shua'fat et dans la majeure partie de Jérusalem Est, pas plus qu’il n’y a là d’éclairage collectif, de réseau d’égouts, de service postal ou même de noms de rues. Une ville inexistante aux yeux des Israéliens).

          Selon LAW (organisation palestinienne de défense des droits de l'homme et de l'environnement, basée à Jérusalem), les maisons abattues appartenaient à:

          Mahmoud Al Rifa’ee – une maison de 150 m²

          Shaban Al Ajluni – 120 m²

          Sari Abdul Nabi – 120 m²

          Yasir Hamdan – 240 m²

          Arabi Shkair – 250 m²

          Wa’el Alkam – 150 m²

          Abid Musa

          Kamal Faraj

          Lafi Ali

          Jasir Khalaf

          Quatorze maisons détruites, dont l’ordre de démolition faisait partie des 25 émis hier. Aucune possibilité pour leurs propriétaires de faire appel de ces décisions. Autour de 2.000 ordres de démolition prêts à être appliqués pour la seule Jérusalem Est, 2.000 autres en Cisjordanie et à Gaza. 8.000 maisons palestiniennes réduites en poussière depuis 1967, 500 depuis le début de la deuxième Intifada, en dix mois. Et NOUS ne reprendrons pas les négociations tant que LEUR «violence» continue.

          J’ai fini par retourner à Shua'fat. Arik, Liat et Gabby l’avaient fait avant moi, ce qui leur a valu d’être arrêtés cette fois en bonne et due forme (ils ont été libérés après plus ou moins une heure). J’ai retrouvé Salim et Meir. Nous envisageons une «action» pour l’un des prochains jours – peut-être la reconstruction de l’une des maisons, si les gens de Shua'fat le désirent.

          Comme je retournais chez moi pour y prendre une douche et y changer de vêtements, j’ai entendu Olmert à la radio: «Aucune ville dans le monde ne vous autorise à construire sans permis. Ils prétendent construire sur des espaces verts que nous préservons dans leur propre intérêt. Les Palestiniens me confient, discrètement, qu’ils soutiennent mes efforts pour combattre les constructions illégales. Je ne fais pas détruire de maisons à Jérusalem Ouest parce que les Juifs ne construisent illégalement que des porches, pas des bâtiments entiers. Etc. etc.» Un tissu de mensonges. Mais, étant l’un des rares Israéliens à savoir à quoi peut bien ressembler la Palestine, c’est en pure perte que je me tourne vers mon propre peuple, vers mes propres voisins (de bonnes gens pourtant, même ceux qui votent pour le Likud et le Shas) pour leur dévoiler ce que l’occupation signifie, leur parler de notre responsabilité et les inviter à résister avec moi. Israël est une bulle autarcique dans laquelle seules les histoires juives ont droit de cité. La lutte continue.

          Shalom,

          Jeff Halper
Coordinateur de l’ICAHD (Israeli Committee Against House Demolitions)
E-mail : icahd@zahav.net.il ou halper@iol.co.il


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