2 décembre 2002
L’Etat de grâce
A nous qui sommes les gardiens du système, la parution en mars 2001 et janvier 2002 de deux ouvrages du journaliste Denis Robert sur la finance internationale, impose une mise au point.
Denis Robert était l’auteur d’un précédent ouvrage, " La justice où le chaos ", dans lequel il révélait le sentiment d’impuissance des magistrats face à la finance internationale. Ses deux ouvrages plus récents, parus aux éditions " Les Arènes ", reposent sur les témoignages d’anciens cadres d’institutions financières, qui dénoncent les " fraudes fiscales " et les " blanchiments d’argent sale ". Les titres en sont accrocheurs : " Révélations " et " La boîte noire ".
Entre nous, il n’est pas question de falsifier ces témoignages. Quels que soient les démentis catégoriques que nous verrons obligés de répandre dans la presse pour des raisons évidente tenant à la stratégie de communication au grand public, nous sommes bien placés pour savoir que ces témoins disent ce qu’ils ont vu et ce qu’on leur a fait faire. C’est à un autre niveau de compréhension du système qu’ils se trompent. Ces " fraudes ", ces " blanchiments ", enfin ces manières de travailler, sont en réalité des opérations structurelles, c’est-à-dire des opérations normales et habituelles, nécessaires à la sauvegarde du système.
Il faut savoir qu’en matière de fiscalité et de redistribution des revenus, deux modèles s’opposent : l’Etat de droit et l’Etat de grâce.
Définitions
Dans l’Etat de droit, chaque revenu est identifié, enregistré par l’Etat, et affecté d’un pourcentage d’impôt défini par la loi. Le produit de cet impôt est traçable depuis sa récolte jusqu’à sa dépense dans quelque service public. Les choix de société relatifs aux quantités prélevées sur les revenus et à leur affectation dans les différents services publics appartiennent aux deux pouvoirs, le pouvoir législatif exercé par le parlement et le pouvoir exécutif exercé par le gouvernement. Il se fixe donc dans des lois et dans des arrêtés qui sont publiés et dont chacun peut prendre connaissance, de manière à ce que chacun sache à quelle sauce la collectivité à laquelle il participe a décidé de le manger.
Dans l’Etat de grâce, les revenus ne sont pas identifiés par l’Etat. Chaque personne privée récoltant un revenu de son activité ou de ses biens acquiert une puissance, un pouvoir qui, à partir d’un certain niveau, se traduit par le désir de réinvestir et de redistribuer. C’est comme si, lorsque montait la puissance, la grâce y descendait. De la notion d’" état de grâce ", avec un petit " é ", vient l’expression " Etat de grâce ", avec un grand E comme " Euro " ou " Economie ", qui désigne ce type d’organisation de la société en matière financière.
Touchée par la grâce, la personne qui s’est enrichie va devenir un acteur de l’Etat de grâce. Elle va, en effet, décider de redistribuer une partie de son revenu en fonction d’un idéal de société que la grâce lui aura inspirée. Des séminaires sur l’éthique des investisseurs et des clubs de chefs d’entreprises assurent la vitalité et la cohérence des actions de grâce des personnes privées les plus riches et dont la grâce est, par conséquent, la plus nécessaire à la société. Ainsi, des constructeurs automobile anglais ouvrent des centres de récréation pour leurs salariés retraités ou les membres âgés de la famille des salariés (Journal du mardi n°54, 6-12 juin 2000 p. 14-17). D’autres entreprises et d’autres personnes privées milliardaires créent des fondations pour la paix dans le monde, ou financent celles qui existent, telles qu’Oxfam, Amnesty International, Médecins sans frontières, la Croix Rouge, des organismes de protection d’espèces animales en voie de disparition, une agence de recherche d’enfants disparus comme Child Focus, etc.
Notre société
Pour ce qui est du choix de notre société entre un des deux modèles, notre société est de type mixte.
Les travailleurs salariés et les indépendants récoltant de petits revenus sont soumis à l’Etat de droit. Une administration fiscale bien développée surveille leurs revenus, prélève l’impôt, enregistre les sommes récoltées et les verse au budget de l’Etat, qui les dépense chichement en respectant d’abord la charge de la dette vis-à-vis des personnes privées détentrices de richesses, et en rendant aux gros investisseurs privés, créateurs d’emplois, leur générosité sous la forme de réductions d’impôts et de cotisations sociales, conformément au rituel du potlatch qui existe depuis les origines de l’humanité. Il doit ou devrait néanmoins rester le nécessaire pour l’enseignement, pour un minimum de sécurité sociale, pour les routes et les infrastructures.
Au-delà d’un certain niveau de revenu, toutefois, l’impôt s’efface. " Tout se passe comme si l’Etat avait toujours voulu se priver, volontairement, d’informations relatives à la structure et à l’ampleur des grandes fortunes ", estiment Martine Vandemeulebroecke et Marc Vanesse dans leur ouvrage " Paroles d’argent " paru en 1996 chez l’éditeur Luc Pire. L’administration fiscale n’est plus compétente, tous ses fonctionnaires étant attachés à la surveillance des gens qui récoltent de petits revenus. Ce n’est écrit dans aucun code, mais, dans les faits, au-delà d’un certain seuil de revenu, l’impôt reste au même montant alors que le revenu continue à croître. L’impôt devient donc, à mesure que le revenu croît, d’un montant relatif de plus en plus ridicule. Alors, l’heureux titulaire de ce revenu passe de l’Etat de droit à l’Etat de grâce et devient un des acteurs touchés par la grâce et astreint au devoir éthique de générosité.
Supériorité de l’Etat de grâce
Ce qui est caractéristique de l’Etat de grâce, c’est la concentration d’immenses richesses au-dessus de certaines têtes. Ces richesses sont produites par les entreprises, surtout les entreprises multinationales qui occupent des positions clé dans l’économie en pourvoyant à des besoins vitaux en pétrole, en électricité, en eau, en transports, en télécommunication, en alimentation ou en métaux. Ces richesses sont aussi produites par des activités moins honorables qu’on qualifie de mafieuses, dont la principale est le secteur de la drogue. L’argent ainsi récolté est ensuite démultiplié par la création de " titres ", de " valeurs ", autrement dit par des prêts à intérêts et par de nouveaux investissements. Non imposées ou ridiculement imposées, ces richesses ont naturellement tendance à aimanter d’autres richesses, contrairement à des sommes moins élevées. On dirait une sorte d’effet de gravitation.
Ces richesses finissent donc par déborder sur le reste de la société, engendrant le développement de techniques nouvelles, la construction de " cathédrales " du monde moderne, la promotion des arts et des manifestations du génie humain, ainsi que des bienfaits humanitaires. Il se crée une sorte de médiation permanente entre les détenteurs des richesses et les laborieux et démunis. Tout l’art de ces derniers consiste à solliciter, à susciter, à orienter la grâce des premiers. C’est une affaire de sentiments et de relations personnelles et pas une affaire de droit. Cela engendre un mode de fonctionnement chaleureux, parce que fondé sur les relations personnelles et sur la bonne volonté de chacun; un mode de fonctionnement ajusté à chaque cas individuel, et plus juste aussi, car moins susceptible des abus et des gaspillages que l’octroi aveugle de droits à chacun, sans tenir compte du mérite. Bref, l’Etat de grâce a bien des défenseurs et ceux-ci ont bien des arguments.
La différence entre les deux régimes, celui de l’Etat de grâce et celui de l’Etat de droit, va jusqu’à une différence profonde de mentalité, une différence d’âme en quelque sorte. Les personnes dont le revenu est modeste ne sont pas naturellement enclines à la générosité et il faut donc les forcer à verser une partie de leur revenu à l’impôt, conformément au principe de l’Etat de droit. Par contre, à partir d’un certain degré de richesse, la négociation et le rappel de l’éthique suffisent à obtenir de ses possédants des sommes assez considérables si on les compare à celles récoltées par l’Etat de droit auprès des masses de petites gens. Ainsi, l’impôt convient à la modestie comme la générosité convient à la richesse.
L’Etat de grâce, fondé sur les sentiments humains spontanés de solidarité, est assurément un état de la société humaine plus parfait que l’Etat de droit, qui ne repose que sur des obligations exécutées avec maussaderie et sous la menace de sanctions de l’Etat, par des gens qui ne se sentent pas liés les uns aux autres et qui ont même tendance à se détester suite à cette obligation. Lorsqu’on fait de la solidarité une obligation, le sentiment de solidarité s’efface et l’homme devient égoïste. C’est pourquoi l’Etat de droit dépouille un peu de leur dignité humaine les gens qui y sont soumis. Malheureusement, on n’a pas trouvé de moins mauvais système pour résoudre la tendance permanente des classes modestes à l’inertie, à la paresse en quelque sorte, au manque de dynamisme et à la fraude : fraude aux allocations sociales pour ceux qui ne travaillent pas ou en noir ; absentéïsme et syndicalisme pour ceux qui travaillent ; et partout, un manque de sens de l’effort, de motivation. Si on les laissait faire, ils ne participeraient pas à la redistribution, alors que celle-ci se fait essentiellement à leur profit.
L’Etat de grâce transcende l’Etat de droit
Autant on connaît les mécanismes de l’Etat de droit, autant ceux de l’Etat de grâce, qui gouvernent également notre société mixte, sont discrets et malaisés à connaître.
On ne trouvera guère de description de l’Etat de grâce en lisant les lois d’un Etat, car les lois sont, par définition ou par hypothèse, les lois de l’Etat de droit. L’Etat de grâce n’a pas de lois. Il y a même plus: parmi les lois de l’Etat de droit, il est vain d’en chercher une qui dise: " Passé tel niveau de revenu, celui qui le perçoit est dispensé du régime du présent code. " Nulle part dans les lois de l’Etat de droit, il n’y a la moindre allusion au régime de l’Etat de grâce et aux coutumes qui le gouvernent.
Tout se passe comme si l’Etat de grâce se déployait dans une quatrième dimension, inconnue des agents de l’Etat de droit parce qu’elle transcende le monde tridimensionnel de l’Etat de droit.
Cette discrétion, ou cette transcendance métaphorique, a pour effet que beaucoup de gens modestes ignorent jusqu’à l’existence de l’Etat de grâce, ou n’en ont qu’une connaissance vague, affectée d’un sentiment de doute ou de perplexité. Beaucoup de gens ne savent pas exactement dans quel monde nous vivons. Le présent rapport a pour but de remédier un peu à cette ignorance.
Cette ignorance est, en effet, source de malentendus parfois gênants. Par exemple, la loi de l’Etat de droit dit que les impôts sont progressifs. Si on l’applique à la lettre, on arrive à la conclusion absurde que tous les acteurs de l’Etat de grâce sont coupables de graves délits de fraude fiscale! Alors, la partie de la société soumise à l’Etat de droit éclate en anathèmes contre les acteurs de l’Etat de grâce, et le gouvernement a bien du mal à réconcilier les deux parties de la société en négociant quelques réparations symboliques ostensibles de la part des acteurs de l’Etat de grâce.
L’Etat de grâce doit donc, en réalité, s’employer à échapper à une tendance des mentalités communes à généraliser les règles de l’Etat de droit où elles sont immergées. Il doit contourner ces règles et paraître les enfreindre, en agissant dans le secret ou au moins dans la discrétion. Les mécanismes de l’Etat de grâce ne sont donc guère plus connus que son existence même, et leur révélation au " grand public " immergé dans l’Etat de droit est toujours partielle et accidentelle.
Révélations des virés de Clearstream
C’est une telle révélation que firent, il y a peu, d’anciens cadres et d’employés d’une prestigieuse société privée, la chambre de compensation Clearstream basée au Luxembourg. (" Révélations ", Denis Robert et Ernest Backes, les Arènes, mars 2001).
Ignorants de l’Etat de grâce, ils se sont étonnés de ce a qu’ils voyaient au coeur de leur entreprise, et l’ont révélé dans le but, selon eux, de " corriger " le système, étant entendu que cette correction aurait impliqué le remplacement de la totalité de l’Etat de grâce par l’Etat de droit. Quel malentendu de la part de gens qui ont travaillé au sein même de ce qu’on peut appeler le moteur de l’Etat de grâce! C’est dire combien l’Etat de grâce est discret. Il embauche des informaticiens, des comptables, des juristes, des gens très qualifiés, et leur donne des instructions, mais sans leur expliquer son fonctionnement d’ensemble. Les plus réfléchis d’entre ces employés et cadres le découvrent tout en travaillant, mais pensent qu’il s’agit d’un dysfonctionnement de l’Etat de droit et non pas d’une autre mode de fonctionnement qui caractérise légitimement une partie de notre société. Grâce à leur erreur d’appréciation, nous pouvons connaître et admirer un mécanisme clé de l’Etat de grâce.
Qu’est-ce que Clearstream ? Il doit exister, dans le monde entier, une dizaine de chambres de compensation de ce genre. Clearstream est basée au Luxembourg, Euroclear à Bruxelles et il y en a la Deutsche Börse Clearing en Allemagne. Sur les quelques 8000 banques que compte la planète, un peu moins de la moitié sont clientes de Clearstream. Autrement dit, elles sont affiliées à Clearstream. Clearstream est une société privée qui leur offre certains services. Ces banques ouvrent un ou plusieurs comptes chez Clearstream; cela peut aller jusqu’à quelques dizaines de comptes. Il y a ainsi environ 16 000 comptes ouverts chez Clearstream en 2000. Les chambres de compensation internationales sont payées par les banques affiliées pour être des notaires informatiques. Elles notent et archivent, en effet, des transferts de valeurs entre les différents comptes ouverts chez elles. Par exemple, si Paribas veut transférer un million d’euros à une filiale du Crédit Lyonnais située à Vanuatu, et si ces deux banques sont affiliées à Clearstream, Paribas et la filiale du Crédit Lyonnais envoient à Clearstream un signal, et Clearstream note et archive l’opération. Les valeurs ne bougent pas, matériellement; mais elles ont changé de propriétaire. Une banque peut être affiliée à plusieurs chambres de compensation parmi la dizaine probablement existante. Par exemple, une banque peut être affiliée à Clearstream et à Euroclear.
Comme toute société commerciale, Clearstream publie certaines données la concernant. Par exemple, elle publie et tient à la disposition de toutes les banques affiliées, une liste des comptes de ses affiliés. C’est ici qu’on découvre quelque chose d’étrange. Les cadres et employés de Clearstream, présentés plus haut, se sont rendus compte que cette liste est très incomplète. Seule la moitié environ des comptes ouverts chez Clearstream sont publiés. Il y a donc un nombre à peu près égal de ces comptes dont l’existence n’est connue que de la banque chez qui ils sont ouverts, et de Clearstream elle-même.
Autre anomalie : ce ne sont pas seulement les banques officiellement affiliées à Clearstream qui ont des comptes non publiés, mais aussi des banques non affiliées, ainsi que des sociétés commerciales non bancaires qui font partie de groupes multinationaux. Ces affiliés secrets, dont l’affiliation n’est pas publiée et n’est donc connue que d’un très petit nombre d’acteurs, n’ont, bien sûr, que des comptes non publiés chez Clearstream.
Clearstrean, enfin, tient deux comptabilités: l’une est publiée et connue du fisc luxembourgeois. L’autre, rigoureusement secrète mais archivée, concerne les opérations impliquant les comptes non publiés, ainsi que les rémunérations que Clearstream perçoit pour toutes ses opérations secrètes. Ces rémunérations ne sont, évidemment, pas imposées si peu que ce soit.
Les comptes non publiés, ou plus exactement non intégrés à l’apparence que Clearstream donne à l’Etat de droit, permettent de cacher l’argent et les valeurs. Mettons par exemple qu’une société ait plus de bénéfices qu’elle n’en déclare: elle maquille sa comptabilité. Oui mais, le fisc peut aller voir sur ses comptes en banque et demander l’origine des sommes et valeurs qui y figurent. C’est ainsi qu’on peut découvrir la fraude fiscale. Sauf si la banque est impliquée dans le jeu et que, rémunérée par la société qui est sa cliente, elle cache une partie des revenus de cette société sur un compte non intégré. Mais c’est dangereux pour la banque. Alors, elle s’affilie à Clearstream et paye Clearstream pour que ce compte figure dans cette société, sous la forme non intégrée. Dès lors, l’argent et les valeurs qui sont dessus peuvent en quelques minutes se retrouver sur un compte d’une banque de Vanuatu ou des îles Caïmans et définitivement inconnus et introuvables par aucun fisc: ni celui du pays où se trouve la société qui a voulu lui soustraire ses bénéfices, ni celui du Luxembourg, pays d’accueil de Clearstream.
Ce système a permis qu’une société, cliente d’une banque, ait à Vanuatu ou aux îles Caïmans des fonds que les fiscs de tous les pays ignorent. Ce sont aussi des fonds que ses créanciers ignorent en cas de faillite. Ce sont enfin des fonds dont ses travailleurs ignorent l’existence lorsqu’ils adressent à la direction des revendications sociales et que le directeur leur répond, comptabilité à l’appui, que l’année n’a pas été assez bonne pour que les salaires soient augmentés et pour qu’on garde le même effectif de personnel. Comptabilité à l’appui, une société peut brusquement faire faillite et échapper à ses créanciers, tandis que la multinationale dont elle dépend conclut un emprunt faramineux qui lui permet de remonter toute l’entreprise dans un autre pays ou un autre continent. Cet emprunt est, bien sûr, garanti par les bénéfices cachés de l’entreprise qui vient de tomber en faillite.
Clearstream a donc deux fonctions. Son rôle de notaire et ses archives secrètes rigoureuses garantissent la confiance des relations entre les 3500 banques et sociétés commerciales qui sont ses affiliées. Sa double comptabilité et sa duplicité garantissent la circulation de l’argent et des valeurs à l’abri de toute appropriation fiscale, et même de toute récupération judiciaire si l’origine de cet argent ou de ces valeurs est mafieuse ou criminelle. Autrement dit, Clearstream permet à l’Etat de grâce d’échapper aux règles de l’Etat de droit, et place les Etats ainsi que les travailleurs et les démunis dans une position d’attente de la grâce des acteurs privés suffisamment riches pour faire appel aux services les plus avancés, et les plus chers, des banques, des chambres de compensation et de leurs astucieux informaticiens.
En 1996, Marc Vanesse et Martine Vandemeulebroeke, les auteurs précités du livre " paroles d’argent ", pensaient que " dématérialisé, l’argent a échappé à l’emprise des Etats ". Les anciens cadres et employés de Clearstream révèlent que cet argent n’est pas du tout dématérialisé. Il est rigoureusement compté et mis sur un compte, et sa circulation en quelques minutes d’un compte à l’autre, sur toute la planète, est rigoureusement tracée et archivée dans les caves et les disques durs des chambres de compensation internationales. Seul Dieu se dématérialise.
Quoi que…
Trous noirs dans la boîte noire
Cacher des valeurs et en emprunter pour le même montant peut servir à blanchir n’importe quel argent, que ce soit le cash de la drogue ou de l’exploitation sexuelle, ou les millions de dollars issus des privatisations sauvages des entreprises de l’ex-URSS. Au fond de quelque quartier champignon de l’ancien empire soviétique, ou sur une île indépendante des Etats, il y a une petite banque crapoteuse, ou quelque filiale oubliée d’une grande banque, dont la direction dévoyée accepte de prendre en compte les valises de cash ou des millions de dollars sans poser au déposant la moindre question sur leur provenance. De toute façon, aucune commission bancaire digne de ce nom, ne viendra l’inspecter là sur son île. Le FMI supervise sévèrement l’ex-URSS, mais ce n’est pas une commission bancaire. Or, cette petite banque ou filiale d’une grande banque est justement affiliée à Clearstream, où elle possède un discret petit compte non intégré. Aussitôt déposé, le cash est vendu à quelque banque sur une autre île à l’autre bout du monde, tandis que le compte du déposant se garnit de titres comme ceux dont on peut avoir hérité de la part d’un parent lointain, ou gagnés dans de vagues affaires compréhensibles des seuls initiés.
Mais tout passe par Clearstream ! Clearstream, disent ses anciens cadres et employés avec en guise d’assurance-vie des preuves cachées dans des garages amis, c’est la boîte noire de la mondialisation. C’est la boîte noire de la finance internationale, de la richesse qui échappe aux Etats de droit. Ouvrez-la et vous savez ce que tout devient (" La boîte noire ", Denis Robert, les Arènes, janvier 2002). Mais, qu’il ait une boîte noire, c’est quand même encore un peu dangereux pour le salut de l’Etat de grâce. C’est pourquoi, depuis le début des années 90, les banques et leurs clients veulent bien payer Clearstream plus cher encore pour un service supplémentaire, confié à de petites mains informaticiennes qui s’activent dans les caves de Clearstream.
L’informaticien reçoit par téléphone, du service client ou de la direction, l’ordre de faire un script et de le mettre dans le système informatique de Clearstream. Ce script ordonne que, lorsque arrivera de la part d’un client ou du service client l’ordre d’effectuer tel transfert de valeurs, ce transfert s’effectuera, mais ne sera pas inscrit dans les archives de Clearstream. Après le passage de ce transfert, l’informaticien retournera dans le système et effacera son script, ni vu ni connu. La boîte noire a un trou de mémoire, le notaire s’abstient exceptionnellement de noter ; le blanchiment est parfait alors qu’on dit qu’il n’existe pas de crime parfait.
Les informaticiens qui ont été employés à cela, et qui le révèlent cinq ans plus tard une fois passé le délai de prescription, disent qu’ils le faisaient tous les deux ou trois jours, et jusqu’à dix fois par jour, pour des sommes de l’ordre du million de dollars dont Clearstream retenait 10 à 30% pour son paiement et pour sa comptabilité non intégrée. Même si les traitements des cadres de Clearstream sont astronomiques, une rémunération pareille doit encore déborder ces dépenses. Mais la direction de Clearstream était alors affiliée à une de nos chevaleries " anticommunistes " modernes, la scientologie, qui a pu en récupérer pour la plus grande gloire de notre Empire.
Le bel avenir de l’Etat de grâce
Les révélations des virés et démissionnaires de Clearstream ont obligé les banques, membres de son conseil d’administration, à licencier cette direction et à mettre à la place d’autres chevaliers appartenant à d’autres organisations " anticommunistes ". Une toute nouvelle chambre de compensation est en création en Hongrie, certainement avec la bénédiction voire sous l’impulsion du premier ministre actuel, Peter Medgyessy.
Medgyessy, c’est un roman ! A l’époque de l’URSS, ce cadre du parti communiste s’arrangea secrètement avec l’Occident pour que le pays s’affilie au FMI précocement, à l’insu des Soviétiques. Ensuite, pendant que les électeurs libérés du joug soviétique mettaient des libéraux ostensibles au pouvoir, il devint directeur de la banque française Paribas en Hongrie. Lorsque les électeurs furent lassés des thérapies de choc et des privatisations sauvages de la droite ostensible, ils remirent l’ancien communiste Medgyessy au pouvoir. En 2000, Medgyessy reçut la légion d’honneur française, officiellement pour sa présidence de la filiale de la banque Paribas en Hongrie. Deux ans plus tard, le parti de droite rival, jaloux du succès de la gauche, balança l’histoire du FMI, mais ce scoop fit un flop. En jurant publiquement n’avoir jamais agi contre l’opposition au régime communiste, Medgyessy non seulement ne se parjura guère, mais encore ne fut pas contraint à démissionner. L’Etat de grâce a de beaux jours devant lui, car les Etats et même leurs électeurs savent lui être reconnaissants d’exister dans sa démesure et sa splendeur. (Nouvel Observateur n°1968 du 25 au 31 juillet 2002 p. 42-43 ; Le Vif 20ème année n°13 du 29 mars au 4 avril 2002 p. 66-68)
L’Etat entre l’Etat de droit et l’Etat de grâce
Cette légion d’honneur offerte par l’Etat français à l’Etat de grâce démontre que, même si ses bienfaits ne sont pas inscrits dans le budget public, l’Etat de grâce n’en est pas moins une composante essentielle de l’Etat moderne. A côté des doubles comptabilités, donc des comptabilités vraies secrètes mais néanmoins bien existantes, il existe un autre point de contact entre l’Etat de droit, bien connu de nous, et ce transcendant Etat de grâce qui toujours s’évanouit tel le sable entre les doigts.
Le gouvernement de l’Etat moderne se caractérise par une participation aux richesses de l’Etat de grâce, en échange de son action en vue de le protéger contre l’incompréhension des masses sujettes à l’Etat de droit. Via les même mécanismes de dissimulation des revenus que ceux qui viennent d’être exposés, la plupart des membres du gouvernement, certains membres du parlement, les dirigeants des partis politiques traditionnels ou aspirant à le devenir, ainsi que de nombreux journalistes, intellectuels et consultants bénéficient des largesses de la part des acteurs de l’Etat de grâce, à charge pour eux d’oeuvrer à son maintien, à sa défense et à son bon fonctionnement.
Dès lors, ces journalistes et ces politiciens démontrent que l’emprise fiscale sur l’Etat de grâce est impossible, et que d’ailleurs, les acteurs de l’Etat de grâce sont déjà à moitié ruinés par leur générosité ou par " la crise ". Ils démontrent que l’Etat de droit doit voler au secours des acteurs de l’Etat de grâce, sans quoi, leur ruine entraînera celle de la société tout entière. Cette démonstration est d’autant plus imparable et intimidante qu’elle contient une part de vérité : si jamais l’Etat de grâce veut couler l’Etat de droit, c’est-à-dire le priver de ressources, il y arrive. Comme l’ont constaté Marc Vanesse et Martine Vandemeulebroecke en 1996, l’Etat de droit est bel et bien à la merci de l’Etat de grâce.
Finalement, les journalistes et les intellectuels rémunérés à la pige par l’Etat de grâce renversent la vapeur et démontrent que les investisseurs ont besoin d’une aide financière prélevée sur le produit de l’impôt de l’Etat de droit. Grâce à ce sacrifice imposé aux petits revenus, on augmentera les dispositions de l’Etat de grâce à la générosité et on en profitera dans un avenir qui toujours se dérobe.
Comment lutter contre la criminalité organisée
Lorsque les anciens cadres et employés de Clearstream ont dévoilé et pensé dénoncer la double comptabilité de leur société, ils ont souligné que l’argent de la drogue et celui des activités mafieuses passait, lui aussi, par les mêmes circuits que les bénéfices que les honnêtes sociétés commerciales veulent soustraire à l’Etat de droit. On pourrait donc en connaître et en interpeller les propriétaires, voire même le récupérer pour l’affecter à l’aide aux victimes de ces mafias.
Cela est parfaitement vrai, mais comment arracher l’ivraie sans arracher en même temps le blé? Pas question de lever le secret bancaire et encore moins d’aller vérifier les archives des chambres de compensation ! Pour ne pas mettre de mettre en péril l’Etat de grâce, il est impératif de renoncer à l’idée de lutter contre la mafia par de tels moyens.
Il faut donc continuer à lutter contre les mafias via la police : par exemple, en contrôlant les prostituées et en essayant de les faire parler contre leur proxénète, même si l’Etat de droit n’a pas assez de ressources à consacrer à leur protection contre la vengeance de celui-ci. Il faut, de même, fouiller les dealers et essayer de les faire parler contre leurs fournisseurs.
Certains proxénètes et fournisseurs ont d’ailleurs le comportement plein de largesse qui caractérise les acteurs de l’Etat de grâce, et y accèdent, dès lors, pleinement. En effet, pour être opérationnelle, la définition de l’Etat de grâce se doit d’être très simple, et de se limiter au constat de la largesse, de la générosité, de la capacité de financement et d’investissement des acteurs, d’où que vienne cette capacité. C’est pourquoi, dans l’approche des milieux mafieux, il y a lieu de se montrer nuancé plutôt que d’un manichéïsme don-quichottesque, et de résoudre les problèmes pragmatiquement au cas par cas.
Puisque l’Etat de grâce est ainsi la source de quelques dommages collatéraux, il est tenu moralement à un devoir de réparation. Il sera bon de lancer un appel aux acteurs de l’Etat de grâce pour qu’ils financent des agences de lutte contre la prostitution, la drogue ou le trafic d’enfants. A défaut de pouvoir agir sur les mécanismes bancaires, ce qui mettrait en péril tout l’Etat de grâce, on financera quelques unes de ces agences, comme par exemple Child Focus, dont les employées assistantes sociales pourront raconter les missions émouvantes, les sauvetages exceptionnels, et sauve qui peut.
Conclusion philosophique
Les employés de Clearstream se sont trompés en s’indignant de ce que les acteurs de l’Etat de grâce soient au-dessus des lois de l’Etat de droit. Leur indignation dénote une incompréhension profonde et dangereuse, non seulement du système, mais encore de la nature humaine.
Qu’arriverait-il si, comme ils le revendiquent, l’Etat de droit régissait la totalité de l’économie et des relations sociales ? Imposés contre leur gré et à des taux progressifs qui ramèneraient leurs revenus aux niveaux mesquins du commun, les acteurs de l’Etat de grâce perdraient leur générosité aussi bien que leur esprit d’initiative. Ils n’auraient plus de ressources à affecter à de gigantesques projets qui font la gloire de l’humanité et débouchent sur de nouvelles technologies. Toute magnificence disparaîtrait de la surface du monde. Vous n’auriez plus, dans les villes, ces immeubles de verre pour lesquels on a rasé des quartiers entiers de baraques insalubres, et qui semblent un défi lancé au ciel par l’humanité assujettie à un but qui la dépasse : servir la divinité à quoi ressemble une extraordinaire concentration de richesse. Emprisonnez dans les carcans de l’Etat de droit la totalité de l’économie et de l’humanité, et c’est la face du monde qui se trouve détériorée, ternie, nivelée, figée dans l’éternelle reproduction d’un bonheur mesquin dont aucun esprit élevé ne saurait se contenter.
Voilà qui débouche sur une note philosophique par laquelle je terminerai mon exposé. L’Etat de grâce restitue, dans toute sa pureté, à la relation humaine son essence, celle où le maître tout puissant, détenteur de la richesse, ne voit son pouvoir limité que par l’art que déploie son vis-à-vis pour lui être utile, pour le séduire et pour conserver la vie. Seul l’Etat de grâce peut agir de manière à sélectionner parmi l’espèce humaine le dépassement de soi : l’investissement de l’un, l’excellence de l’autre. Depuis Hegel et même depuis son précurseur Sade, on sait que le meilleur de l’espèce humaine se joue dans la relation du maître à l’esclave, où l’esclave, par son habileté, réussit à conserver la vie à condition de faire jaillir l’admiration du maître le plus exigeant. N’est-il pas vrai que la pensée de cette relation démesurée, essentielle, extrême, libérée des entraves des droits humains, suscite chez beaucoup une fascination trouble et même une attirance à la manière d’un défi ?
Si l’Etat de droit est une nécessité actuelle face à la stagnation paresseuse et timide d’une grande partie de l’humanité, l’Etat de grâce est son état le plus parfait et le plus naturel. Puissions-nous, non seulement le défendre contre les attaques des ignorants, mais encore l’étendre, en combattant tels des croisés les parties de la société encore prises dans la gangue de l’Etat de droit. Ainsi, on a déjà supprimé le revenu minimum garanti pour le remplacer par une allocation temporaire récompensant les efforts d’insertion, autrement dit le mérite. C’est un pas dans le bon sens. Comme les immeubles de verre ont remplacé les quartiers insalubres, la conscience inquiète de devoir participer à l’oeuvre commune doit remplacer l’insalubrité des mesquines libertés individuelles anarchiques. Alors, le souffle vivifiant de l’inégalité, et de la lutte pour la vie, opérera dans les limbes grises de ces banlieues perdues de salutaires incendies, débroussaillants et fertilisants, et l’humanité combative et laborieuse s’y éveillera libre des entraves mentales qui la tenaient enchaînée à ses acquis sociaux.
Amen.
Récupéré par Cécily
dans les poubelles du Bilderberg
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