4 mars 2004
Le droit à la vie
î
(C’est écrit très gros parce que c’est très important.)
Cecily FALLA
Texte de la Conférence du 4 mars 2004 organisée par
les Juristes Démocrates de Liège
COUP DE FOUDRE
Le fil conducteur de la présente conférence est le droit à la vie. Je vais commencer par raconter comment j’ai reçu une espèce de coup de foudre le 7 juillet 1997 très exactement. Le 7 juillet 1997, il y avait un article dans le journal l’Echo et après l’avoir lu, je n’étais plus la même qu’avant.
LE PROPHETE DE L’APOCALYPSE
En juillet 97, la multinationale de l’informatique UNISYS a fait une conférence de presse dans son International Managment Center de Saint Paul de Vence.
Unisys avait invité comme orateur un intellectuel brillant, un certain professeur Angell. Ian Angell est professeur à la London school of Economics. Il est chroniqueur dans le Wall Street Journal et dans le Financial Times. Un autre média l’a appelé : « Le prophète du XXIème siècle ».
Que disait-il ?
Il disait : « L’industrialisation répondait à un besoin chrétien. Il fallait donner du pouvoir à ceux qui, dans l’histoire, n’en avaient jamais eu. Ceux-là doivent retourner à leur place. Il ne sert à rien de vouloir donner les mêmes chances à chacun. (...) Il y a six milliards d’humains sur terre, dont cinq milliards ne pourront jamais être utilisés. Il ne sert à rien de vouloir les aider. »
LA BOÎTE NOIRE
Dans cette petite citation, tous les mots ont de l’importance et méritent une explication.
Je vais d’abord expliquer la première phrase. Je la redis : « L’industrialisation répondait à un besoin chrétien. Il fallait donner du pouvoir à ceux qui, dans l’histoire, n’en avaient jamais eu. »
Le mot "industrialisation", dans la phrase d’Angell, curieusement associé à l’idée de partage ou de charité chrétienne, veut dire: la production de masse pour la consommation de masse. Autrement dit le modèle de Ford. On peut appeler ce modèle, l’irrigation des masses par le capital. Ce modèle comporte des services accessibles à tous : l’instruction, la sécurité sociale, les infrastructures. Il comporte un certain confort salarial qui fidélise les ouvriers et les employés à leur poste de travail et qui fait des travailleurs, des consommateurs des biens qu’ils produisent.
Eh bien tout cela, dit Ian Angell, c’est fini.
C’est de la part d’Angell un jugement de réalité et ce jugement de réalité se vérifie.
Je suis obligée ici de vous décrire des choses que vous connaissez déjà en grande partie, car peut-être que parmi ces choses, il y aura quelques détails que vous ne connaissez pas encore.
Dans le monde actuel, les capitaux se retirent des masses, ils ne passent plus par elles. Les capitaux s’investissent ici et là de manière furtive et voyagent sur le monde entier. Ils échappent à l’emprise fiscale des Etats et à l’emprise des organisations de travailleurs. Ils sont comme la floche dans les anciens manèges, qu’on essaie d’attraper mais qui s’en va toujours ailleurs.
Or, les capitaux échappent aux masses grâce à des techniques informatiques qui les font voyager d’un propriétaire à l’autre et d’un paradis fiscal à l’autre à la vitesse de la communication électronique. Ce n’est pas pour rien que Ian Angell prononce son discours dans les locaux d’une multinationale de l’informatique. C’est un signe qu’Unisys fait partie des firmes qui fournissent aux chambres de compensation internationales de tels programmes informatiques.
Ce sont des programmes qui permettent non seulement de transférer mais aussi de conserver une trace de toutes les opérations, même si elles sont très rapides et nombreuses.
Justement, il y a deux livres un peu ardus qui décrivent comment l’informatique permet de blanchir et de réinvestir les grosses sommes. Ce sont deux livres du journaliste Denis Robert : « Révélations » et « la boîte noire ».
Pour la petite histoire, dans ces deux livres, les spécialistes qui ont travaillé dans les chambres de compensation internationales où ces transferts de capitaux ont lieu, sont tous du même avis au sujet de la taxe Tobin : elle serait très facile à mettre en oeuvre.
Le seul obstacle est d’ordre humain : L’ouverture de la boîte noire au contrôle démocratique dépend du bon vouloir des acteurs qui sont à l’intérieur du système. Or, ceux-ci sont soit des employés qui sont menacés poliment mais clairement de mort s’ils parlent, soit des directeurs qui professent la même idéologie que Ian Angell.
Ils aimeraient mieux que les 5/6èmes de l’humanité périssent plutôt que d’ouvrir le saint des saints au contrôle démocratique.
C’est peut-être parce qu’ils voient la démocratie comme une horde de barbares, laids, envieux, ignorants, aigris par les privations, et qui cassent tout ce dont ils s’emparent.
Dans mes moments de misanthropie, je pense à la Terreur de la Révolution française, aux tribunaux populaires de la révolution soi-disant culturelle qui a eu lieu en Chine, et j’avoue les comprendre un peu.
Que faisons-nous, les masses, quand nous prenons le pouvoir ?
UNE ERREUR DIPLOMATIQUE
Mais laissons les mauvais du côté des mauvais et les bons du côté des bons.
La deuxième partie de la citation d’Angell énonce non plus un jugement de réalité mais une volonté, un programme politique, une doctrine politique.
« L’industrialisation répondait à un besoin chrétien. Il fallait donner du pouvoir à ceux qui, dans l’histoire, n’en avaient jamais eu. Ceux-là doivent retourner à leur place. Il ne sert à rien de vouloir donner les mêmes chances à chacun. (...) Il y a six milliards d’humains sur terre, dont cinq milliards ne pourront jamais être utilisés. Il ne sert à rien de vouloir les aider. »
A cette conférence de presse d’Unisys, il y avait un journaliste des l’Echo, Didier Grogna, qui a été ébahi et qui a rapporté cela mot pour mot, sur un ton indigné. Fait étonnant, la rédaction a laissé passer son article. Peut-être que le directeur était en vacances. On était en juillet après tout.
Le prophète Ian Angell nous prophétise l’apocalypse. L’apocalypse précède et inaugure le règne millénaire d’une humanité raréfiée mais heureuse. Ca va être le paradis pour le sixième restant !
Or, Ian Angell n’est pas un excentrique. Au contraire, c’est quelqu’un qui est au centre. Il est au coeur du pouvoir. Il est l’ami de la multinationale qui vend aux banques les systèmes informatiques de lavage de l’argent. Il est l’ami des détenteurs du pouvoir dans le monde actuel.
Sa prestation lors de la conférence de presse d’Unisys est une erreur diplomatique. Il a parlé trop clairement devant des gens qui ne sont pas de son monde. Mais il a énoncé le projet de société des détenteurs du pouvoir dans le monde actuel.
L’hypothèse est que cette petite citation, noyée dans un flot de blabla médiatique, est lestée d’un poids très lourd et on peut supposer, voire observer, que les pressions pour que l’apocalypse ait lieu, sont considérables et qu’elles sont d’une certaine efficacité.
LES POUX
A première vue, cette doctrine paraît un nouveau nazisme. Envoyer les quatre cinquièmes de l’humanité à la casse, c’est quand même fort.
Mais ensuite, on se dit que non. Il y a entre la nouvelle doctrine et celle d’Hitler, trois différences essentielles.
La première différence, c’est qu’on ne va pas euthanasier activement les surnuméraires. On va seulement les cantonner et les priver. Comme dit Ian Angell, on va seulement ne pas les aider.
Nous percevons cette politique d’abstention sous la forme de l’exclusion, et aussi sous la forme du renforcement des frontières. Impossible de travailler en droit des étrangers sans y penser. Il y a des pays ou des parties de pays qui sont des prisons à ciel ouvert, où les gens ont faim et ne sont pas en sécurité, mais dont ils ne peuvent pas sortir.
La deuxième grande différence entre la doctrine actuelle et le nazisme, c’est qu’on se refuse à identifier les victimes de l’épuration à un groupe ethnique particulier.
On abolit le droit à la vie, mais on proclame l’égalité des chances de vie. C’est très démocratique. Comme nous sommes bien fiers de ce principe qui nous distingue énergiquement du mauvais passé, nous le faisons figurer dans les articles 10 et 11 de notre Constitution de 1994 : c’est le principe de non discrimination.
C’est l’occasion de se demander: le racisme était-il la composante la plus fondamentale du nazisme, celle à laquelle on le reconnaît ? Ou bien, est-ce le principe d’un épouillage de la société, quels que soient ceux qu’on désigne comme étant des poux ?
La troisième différence entre le régime actuel et le nazisme, c’est que la doctrine des détenteurs du pouvoir est aujourd’hui confidentielle, honteuse, et qu’elle est démentie par les médias.
La propagande, c’est démodé. Ce qui se fait maintenant, c’est la désinformation.
C’est pourquoi les médias nous saturent d’un brouillard de projets de société généreux, bourrés de bonne volonté, nappés de bonnes intentions et qui tous échouent l’un à la suite de l’autre.
Les vrais prophéties, c’est Ian Angell qui les fait.
LES DIEUX DU CAPRICE
Il y a un article de presse qui s’émeut du sort des 500 000 roms de Slovaquie. En deux mots :
Ils sont dans des ghettos. La population générale ne veut pas qu’ils se mélangent à elle. Ils sont victimes d’agressions et de crimes racistes ; c’est pour cela qu’ils se réfugient dans les ghettos. Ils n’ont pas de travail. Actuellement, supprime en Slovaquie l’aide sociale qui est, selon les commentateurs, un vestige de l’ancien système soviétique. Résultat : les Roms ont faim et ils font des émeutes de la faim. Leur espérance de vie est de 12 à 15 ans inférieure à la moyenne nationale.
C’est plein de la bonne intention de sensibiliser le lecteur.
On arrive au dernier mot de l’article. Je cite :
« L’intégration des Tziganes, à laquelle s’est engagée Bratislava, sera certainement une tâche de longue haleine et d’un coût très élevé pour une économie en pleine mutation. »
Ce dernier mot change toute la perspective qu’on peut avoir sur les mots précédents. Pour qui sait lire entre les lignes, on fait un très bref voyage au-dessus de la couche de nuages, là où se tiennent les dieux. Je veux parler, bien sûr, des dieux qui ont récemment construit leur caprice à Bruxelles.
En dessous de la couche de nuages, au niveau du plancher des vaches, on s’éMEUt (c’est normal) et on dit : « Il faut faire quelque chose pour les Tziganes ! Il faut les intégrer dans le modèle social européen ! »
Au-dessus, on entend dire : Nous, l’Europe, exigeons des pays entrants qu’ils commencent par supprimer leur aide sociale. C’est un vestige de l’Union soviétique. Nous, l’Europe, n’avons pas les moyens d’aider les 500 000 Roms. S’ils migrent massivement vers les pays où l’aide sociale existe encore, tant mieux, ça contraindra ces pays à la supprimer à leur tour.
C’est donc bien Ian Angell qui fait les vraies prophéties.
Reprenons les trois caractéristiques qui distinguent le nouvel ordre mondial d’avec celui de l’Histoire :
Ces trois caractéristiques ont un rôle ambigu.
On peut les voir comme des cliquets qui empêchent de sombrer dans un système nazi. Tant qu’on les garde, on est encore dans quelque chose d’à peu près civilisé. Ce sont seulement des franges minoritaires de la population qui seront victimes de l’exclusion, et cette exclusion n’ira jusqu’à l’élimination que dans des cas exceptionnels.
On peut aussi les voir comme des moyens pour que la collectivité ne reconnaisse pas le mal. C’est à dire tant qu’on les garde, on croit qu’on est encore dans un système civilisé, mais ce n’est pas nécessairement le cas. Le nouveau régime est alors comme un virus mutant que l’organisme ne reconnaît pas, mais c’est pourtant une nouvelle forme de l’ancien virus.
LES CONSEILS JUIFS
Je regarde les gouvernements du monde, je regarde et une chose qui crève les yeux, est que quoi qu’on vote, on a toujours le même gouvernement et le même parlement qui font la même politique.
En euphémisme, on dit que "leur marge de manœuvre est réduite".
Or vers l’année 2000 par là, le lis "le rapport sur la banalité du mal" de Hannah Arendt.
Hannah Arendt évoque le rôle des "conseils juifs" dans la Shoah. Ils étaient composés de juifs qui étaient désignés comme médiateurs, chargés d’être des intermédiaires entre les communautés culturelles juives et l’administration nazie.
Hannah Arendt écrit : « Eichmann et ses hommes indiquaient aux Conseils juifs combien de Juifs il leur fallait pour remplir chaque train ; les Conseils faisaient la liste des déportés. Les Juifs s’inscrivaient, remplissaient d’innombrables formulaires, des questionnaires de plusieurs pages concernant leurs biens, qu’on allait pouvoir saisir d’autant plus facilement. Puis ils étaient réunis aux points de rassemblement. Enfin ils montaient dans les trains. »
Et comment cela se fait-il que des notables juifs se sont comportés ainsi ? Hannah Arendt écrit :
« Nous savons quels étaient les sentiments des responsables juifs devenus les instruments des assassins : ils se comparaient à des capitaines dont le navire allait couler et qui réussissait à le ramener à bon port en jetant par-dessus bord la plus grande partie d’une précieuse cargaison. »
Ils avaient paradoxalement l’impression d’être des sauveurs "qui épargnaient mille personnes en en sacrifiant cent, dix mille en en sacrifiant mille."
En réalité le rapport entre les sacrifié et les sauvés était bien sûr inversé.
Et pourquoi est-ce que les Juifs ont été assez bêtes pour obéir aux directives de leurs conseils juifs ?
Parce que ceux-ci étaient perçus comme des défenseurs des intérêts des Juifs devant les autorités nazies.
Or, nos élus de gauche, partis et syndicats, une fois qu’ils arrivent au pouvoir, jouent aussi aux capitaines de navire. Ils doivent aussi lâcher une partie de la précieuse cargaison pour sauver le navire. Ils concluent des accords sociaux avec le pouvoir.
Peu de temps après la deuxième guerre mondiale, circulaient des explications culturalistes ou ethniques, selon lesquelles les Juifs s’étaient comportés de manière trop soumise ou fataliste, pour des raisons religieuses qui leur étaient propres.
Réjouissons-nous, on vient de tordre le cou à une explication raciste ou dénigrante vis-à-vis d’un groupe culturel. Il apparaît maintenant que c’est l’humanité entière qui est susceptible de se comporter comme cela.
LES TRAINS
Les gouvernements et les syndicats sont occupés à sélectionner ceux qui sont pour ce train-ci (de licenciements) et ceux qui resteront encore un peu en attendant le suivant (train de mesures d’austérité ou d’ajustement structurel).
Les trains modernes sont des trains abstraits. Mais pas pour tout le monde. Par exemple, pour l’avocat en droit des étrangers, ils ne le sont pas.
Cela fait partie de l’activité habituelle de cet avocat de dire à un étranger débouté qu’il n’a plus aucun espoir d’avoir le droit au séjour. Il n’a donc plus aucun espoir de pouvoir un jour travailler légalement dans l’Europe de Shengen. Il n’a plus aucun espoir de recevoir encore la moindre aide sociale ou sécurité sociale. Il est transparent (ou esclave) à durée indéterminée. Dans notre droit, il n’y a aucune prescription acquisitive du droit du séjour.
Les étrangers ont d’ailleurs beaucoup de mal à admettre qu’il n’y a pas de prescription acquisitive. Chaque fois que je leur explique cela, je vois toujours le même regard horrifié.
L’avocat doit convaincre ses clients de repartir au diable.
Il arrive que l’avocat fasse un recours bidon. Un recours fondé sur des moyens inconsistants, mais qui a pour effet et pour but que son client ait encore quelques mois d’aide sociale avant de devenir transparent.
C’est une faute déontologique grave.
L’avocat encombre le rôle du Conseil d’Etat. Il extorque à l’Etat, c’est-à-dire à la collectivité des citoyens en séjour légal, quelques mois d’aide sociale pour son client en séjour illégal. Ca ne se fait pas. On ne doit pas faire des recours dilatoires.
Ce train-là s’en va et l’avocat ne doit pas chercher à le retenir.
REGARDS HORRIFIES (II)
Semira Adamu avait une vingtaine d’années en 1998. Elle a fui son pays, le Nigeria, parce que sa famille voulait la marier à un homme d’une soixantaine d’années qui avait déjà une femme et dont elle aurait été la deuxième épouse.
Elle est venue en Belgique, où elle a demandé l’asile.
Sa demande d’asile a été examinée rapidement par les autorités belges et déclarée irrecevable. En effet, Semira n’était pas une réfugiée au sens de la Convention de Genève sur les Réfugiés de 1951. Semira était victime d’une affaire familiale purement privée, et non d’une persécution par l’Etat pour des raisons de race, de religion, d’appartenance culturelle ou d’opinion politique.
La Convention de Genève ne dit pas :
« Si votre vie est en danger dans tel pays, vous avez le droit de demander l’asile dans un autre pays. »
Elle est plus restrictive que cela.
Il y a des gens comme Semira Adamu ou comme les réfugiés économiques : ce sont des gens dont la vie est en danger dans leur pays mais qui n’ont pas le droit d’asile ou de séjour régulier dans un autre pays.
Ce n’est pas parce qu’on est en danger de mort dans son pays qu’on a le droit de le fuir. Cela non plus, ce n’est pas facile à faire comprendre aux étrangers. On a encore des regards horrifiés.
LES AFRICAINS
Semira est enfermée dans un centre et le Ministère de l’Intérieur commence les tentatives d’expulsion. Il y en a cinq. Semira se comporte comme quelqu’un qui n’a rien à perdre. Elle choisit de suivre les conseils très durs des militants du collectif contre les expulsions, avec qui elle est en contact.
Selon ces conseils, une fois qu’elle est installée dans l’avion sous la garde de quelques policiers qui font le voyage avec elle, elle prend la parole. Elle déclare à tous les passagers qu’on l’expulse de force vers un pays où elle ne veut pas aller. Si les passagers veulent empêcher cela, ils n’ont qu’à se lever, empêcher l’avion de décoller et demander au chef de bord de la débarquer.
Or, l’avion est rempli de passagers africains.
Le capitaine Vandenbroeck raconte :
« Le 21 juillet, pendant la quatrième tentative, je suis allé dans l’avion. Les passagers se sont révoltés. Il y avait tellement de tumulte que l’avion bougeait. La résistance a été générale. Un passager nous a attaqué et on l’a arrêté. »
Les Africains, collectivement, se sentent solidaires des sans-papiers africains qui sont en Europe. Ils disent :
« Les Européens sont venus chez nous, prendre nos richesses. Grâce à cela, ils sont devenus des pays riches. Maintenant, ils ne veulent pas qu’on aille chez eux parce qu’ils disent qu’on vient leur prendre leur pain ! Mais c’est notre pain que nous venons prendre chez eux. »
Les Africains ne voient pas du tout les choses comme nous.
Si l’avion était rempli de passagers européens, les quelques uns qui se lèveraient peut-être, seraient en minorité et risqueraient de se sentir un peu ridicules.
Pour les Européens, les réfugiés du monde sont perçus comme des sortes de zombis. On reconnaît qu’ils sont en difficulté, mais on en a surtout peur. On croit qu’il faut sacrifier ces gens-là pour garder notre système économique et pour ne pas devenir comme eux.
Un certain consensus habilite le gouvernement à expulser.
LA PETITE ECOPE DU GOUVERNEMENT
Il y aurait une dizaine de milliers d’expulsions par an. On est encore loin des grandes manœuvres du troisième Reich. Pour le dire de manière imagée, le gouvernement doit écoper la Belgique avec une petite écope alors que la fuite est importante et que les étrangers sont nombreux à rentrer.
Pourquoi le gouvernement belge n’a-t-il pas un grand seau, voire une pompe, à la place de sa petite écope ? C’est à cause de deux facteurs de résistance au sein même des institutions belges ou européennes.
Premier facteur de résistance est un article de la CEDH qui dit : « Les expulsions collectives d’étrangers sont interdites. »
Par conséquent, les avions charters remplis uniquement d’étrangers sont interdits. C’est pourquoi le gouvernement doit se livrer à l’activité incommode d’expulser les étrangers un à un en empruntant des avions civils remplis de voyageurs ordinaires.
Il y a bien des charters, mais l’Etat qui les organise risque une condamnation par la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Deuxième facteur qui réduit l’action du gouvernement : l’Ordre des médecins de Belgique. Endormir quelqu’un pour qu’on puisse le rapatrier, n’est pas un acte médical, donc on ne le fait pas.
L’ordre des médecins a retenu les leçons de l’histoire. C’est un des rares acteurs qui manifeste mémoire impeccable.
Heureusement que les médecins sont intransigeants. Si jamais à la première exception, l’existence de charters, s’ajoutait la deuxième, des médecins prescrivant des somnifères ou les administrant, on aurait des charters un peu argentins sur les bords, des charters de gens endormis et ça ferait très mauvais genre.
LES FLICS
Parlons de l’équipe des policiers qui font les expulsions. Ce sont eux qui écopent, dans tous les sens du terme. Il y a sur leur travail un regard extérieur et un regard intérieur.
Pour voir leur travail de l’extérieur, on peut consulter les rapports d’Amnesty International du début de l’année 2003 :
« Amnesty International a continué à recevoir des informations (…) selon lesquelles un certain nombre de ressortissants étrangers tentant de s’opposer à la mesure d’expulsion qui les frappaient auraient été menacés par des policiers (notamment de subir le même sort que Sémira Adamu), soumis à des injures racistes, laissés pendant des heures sans boire et sans manger dans l’attente de leur expulsion, brutalisés ou immobilisés par des méthodes dangereuses. Les policiers se seraient notamment servis à plusieurs reprises de morceaux d’étoffe ou d’objets pour couvrir la bouche des récalcitrants, bloquant ainsi les voies respiratoires, et auraient immobilisé des personnes en instance d’expulsion dans des positions susceptibles de provoquer la mort par asphyxie. D’autres informations laissent également penser que les soins médicaux apportés à des personnes blessées lors de tentatives infructueuses d’expulsion ne sont pas toujours prompts et suffisants, et que le droit des détenus à voir dans les meilleurs délais un médecin de leur choix se heurte parfois à certains obstacles. »
Au cours du procès de Semira Adamu, les policiers ont raconté leur expérience et on eu a ainsi pour la première fois, leur regard intérieur sur le même objet.
Ils font avec l’étranger expulsé le voyage vers l’Afrique ou vers le continent étranger, et puis ils reviennent et ils recommencent. Or, alors que le regard extérieur est braqué sur leur travail, les policiers, quant à eux, travaillent en regardant par le hublot.
Un des quatre policiers qui ont étouffé Semira Adamu raconte :
« Les expulsions, c’est quelque chose qu’on fait ou qu’on ne fait pas. Je suis amoureux de l’Afrique. J’ai de très bonnes relations avec des gens qui ont une autre couleur de peau, j’aime connaître les autres cultures. Les expulsions ne nous donnaient pas d’avantages financiers, mais on pouvait voyager et on recevait de l’argent pour se loger là-bas. »
Un autre gendarme dit :
« L’aéroport, c’était ma deuxième vie, j’aimais tellement le monde de l’aéroport, (…) Je ne voulais pas aller compter des boîtes vides dans une cave, parce que je n’ai commis aucune faute. »
C’est dire le triste sort des policiers ordinaires, et des travailleurs ordinaires.
Si vraiment on les oblige à regarder leur travail, les policiers disent exécuter la volonté populaire, et dans une certaine mesure ils ont raison. Par ailleurs, ils sont sous pression. Leur équipe a des quotas : elle doit réussir autant d’expulsions par semaine. Satisfaire aux quotas ne va pas sans tricher un peu avec les droits de la personne, à condition que la tricherie ne laisse pas de traces, ni ne fasse de dégâts irréversibles.
Amnesty dénonce en disant : « On a reçu des informations selon lesquelles… » ; mais il est très rare que ces informations soient des preuves au sens juridique, et que des policiers soient poursuivis pour des coups et blessures volontaires ou involontaires.
A force de travailler là, d’avoir certains avantages que n’ont pas les employés ordinaires, d’être sous pression et de bénéficier d’une relative impunité on perd de vue certaines réalités, qui ne deviennent plus visibles que de l’extérieur.
LE COUP DE L’ICEBERG
Quinze policiers étaient autour de Semira Adamu lors de la cinquième tentative d’expulsion, dont une dizaine qui formaient une haie entre elle et les autres passagers.
Il y avait un caméraman qui filmait. Ce film était destiné à servir de preuve en cas de contestation.
C’est ébahissant.
Or, quand on est ébahi, c’est souvent le signe qu’on est sur le point d’apprendre quelque chose d’important.
L’existence de ce film est la preuve qu’ils avaient tous bonne conscience. Ils acceptaient d’être filmés pour prouver que tout se passait normalement.
Quatre policiers ont maintenu Semira la tête plongée dans le coussin, à titre préventif, pour ne pas qu’elle parle aux passagers comme elle l’avait fait lors de sa précédente tentative d’expulsion.
Tous les signes émis par Sémira ont été interprétés comme des tentatives de résistance pour faire échouer l’expulsion. En réalité elle luttait contre la mort.
Elle émettait des signes physiologiques d’étouffement et d’entrée dans le coma, mais personne ne les a interprétés comme cela.
Elle se débattait très fort : c’était de la résistance consciente et volontaire.
Elle a eu des spasmes : elle pleurait, c’étaient des sanglots, et pleurer n’a jamais tué personne.
Elle a déféqué : encore de la résistance. Certains, paraît-il, l’ont fait volontairement pour rendre leur cohabitation avec les autres passagers impossible.
Elle est devenue flasque : encore de la résistance. En effet, certains font semblant de se soumettre, mais ce n’est que pour reprendre des forces.
Quand les policiers ont relâché la prise, c’était trop tard.
Je pense que ce n’est pas par manque de connaissances médicales que les policiers n’ont pas vu qu’elle mourait, mais parce que dans certaines conditions bien particulières, il est plus facile qu’on ne le pense, de ne pas prendre quelqu’un au sérieux, même lorsqu’il s’agit clairement de sa vie.
Rétrospectivement, le film est devenu un élément accablant contre les policiers et contre le service où ils travaillent, donc contre le gouvernement.
Le changement de perspective a été soudain, brutal, imprévu et inexorable comme le basculement de l’iceberg dont la partie émergente a fondu plus vite que la partie immergée.
Cet effet de différence abyssale et impensable entre le point de vue intérieur et le point de vue extérieur, on le connaît. C’est le piège qui s’est refermé sur ceux du Tribunal de Nüremberg et sur Eichmann.
Tant qu’ils étaient à l’intérieur du système, ils ont agi conformément aux valeurs et aux paramètres de ce système. Ils se croyaient normaux. Ils se croyaient même des gens plutôt bons.
Brusquement, les valeurs ont changé. Ils se sont vus comme des monstres. Ils ont été traités comme tels.
Or, des expériences telles que le test de Milgram ont montré que 66% des individus, placées dans les mêmes circonstances qu’eux, se seraient comportés comme eux. Ils étaient donc des gens réellement normaux, les hauts responsables nazis et les gendarmes qui ont étouffés Semira Adamu.
C’est le moment de se demander chacun si on fait partie des 66% de gens normaux ou des 34% de gens un peu moins normaux. Peut-être qu’il ne suffit pas d’assister à une conférence des Juristes Démocrates pour faire partie des 34%.
Peut-être même qu’il ne suffit pas de faire cette conférence pour être sûre qu’on fait partie des 34%.
Peut-être que le fait de rester avocat en droit des étrangers, est une preuve qu’on fait partie des 66%, puisque l’avocat, c’est aussi un membre des conseils juifs.
SEULEMENT DES INAPTES
Le plan de société énoncé par Ian Angell rencontre l’adhésion assez large de toutes les catégories de la population, y compris celles qui en sont les victimes désignées.
Lors de son réquisitoire, au procès des cinq policiers qui ont participé à l’assassinat de Sémira Adamu, le procureur du roi, Hedwig Steppé, a dit :
« L’humanité d’aujourd’hui n’a pas les moyens de rendre le monde vivable pour tous ».
C’est le sens commun. Cela paraît évident. Nos gouvernements et nos médias nous le disent, nous le répètent : il n’y a pas de place pour tout le monde.
Pour nous rassurer, ils nous disent qu’on ne va exclure que les gens les moins méritants :
Les travailleurs paresseux.
Les chômeurs de longue durée qui se décarcassent le moins pour trouver du travail.
Les étrangers qui ont lâchement déserté leur pays pour participer au mieux-être économique des pays mieux industrialisés.
Les pensionnés qui ont vécu comme la cigale de la fable et qui n’ont pas mis d’argent de côté.
Les minimexés installés dans leur médiocrité.
C’est tout pour le moment.
Là-dessus, on continue à lire obsessionnellement cette littérature des camps. Dans "La mort est mon métier", de Robert Merle, la femme du Rudolf Hess romancé, découvre que l’odeur affreuse qui flotte sur la villa est celle des incinérations de masse. Elle se révolte. Son mari lui dit :
« Ecoute Elsie. Il faut que tu comprennes. Ce sont seulement des inaptes. Et on n’a pas de nourriture pour tout le monde. Il vaut beaucoup mieux pour eux, les traiter ainsi, que les laisser mourir de faim. »
Quand on lisait cette littérature il y a vingt cinq ans, on découvrait une manière de penser clairement identifiée comme étant le mal. C’était exotique. Les nazis, c’étaient de méchants personnages qui pensaient très différemment de nous.
Maintenant qu’on lit la même littérature, on trouve que les propos de Hess reflètent à peu près notre problématique sociale.
Nous rejetons sa conclusion, bien sûr ! Mais nous avons accepté les prémisses.
Et si on a accepté les prémisses, comment va-t-on pouvoir résister aux conséquences logiques de ces prémisses ?
L’ennui, c’est qu’on ne fera sans doute pas tous partie de l’heureux sixième de l’humanité. Au-dessus de nous, nous avons nos conseils juifs : nos gouvernements élus. Nous, on est des bons Juifs : on est des Juifs allemands, des Juifs français, c’est-à-dire des natifs de l’Europe de Shengen. Mais cela ne va peut-être pas nous aider éternellement. Nous, on est des Juifs assimilés, c’est-à-dire des travailleurs courageusement intégrés au marché du travail et qui cotisent à la sécurité sociale. Mais cela ne va peut-être pas non plus nous aider éternellement.
Les fous qui réclament le droit au séjour pour tous les étrangers, et les fous qui réclament le maintien du droit au revenu minimum, seraient peut-être bien les seuls à ne pas être atteint du virus mutant. Ils seraient les seuls à ne pas changer, à garder la mémoire, à ne pas participer au nouveau nazisme.
Ce qui paraît normal actuellement paraîtra criminel plus tard. Ce qui fou et utopique actuellement, paraîtra plus tard, simplement résistant.
Bibliographie approximative et reconstituable
L’article de l’Echo du 7 juillet 1997, Didier Grogna.
" Révélations " et " La boîte noire ", Denis Robert.
Hannah Arendt, " apport sur la banalité du mal ".
" la révolte monte dans les ghettos roms de Slovaquie " Martin Plichta, Le Monde, 27 février 2004.
" Un crime raciste relance le débat sur le sort de la communauté rom ", dépèche d’AFP 2408, août 2000.
" El Vuelo ", éditions Dagorno.
Robert Merle, " La mort est mon métier ".
Vive la révolution : http://www.mai68.org
ou :
http://www.cs3i.fr/abonnes/do
ou :
http://vlr.da.ru
ou :
http://hlv.cjb.net