5 février 2005

Bernard Thibault déclare la guerre à la CGT

L'intervention de B. Thibault devant le CCN [Note de do : CCN = Comité Confédéral National] de la CGT est un discours très construit, nullement spontané comme certains camarades de la CGT veulent le croire, qui pensent que Bernard nous fait un "caca nerveux" et espèrent que les choses vont se calmer. B. Thibault sait ce qu'il fait : il met le feu. Il met le feu au syndicat, en toute conscience et délibérément, parce que le syndicat vient de prendre une position non seulement conforme à l'intérêt et à la volonté des salariés et des syndiqués qu'il représente, mais une position qui contredit toute son orientation politique, celle qu'il veut imposer au syndicat.

Cette intervention est donc un modèle d'argumentation prêchant la menace et instillant le poison de la division et de la destruction du syndicat, le tout au nom de la démocratie. C'est, dans sa catégorie un chef-d'oeuvre. Des décennies de science du discours au nom des travailleurs, mais contre les travailleurs, transparaissent dans ce petit joyau.

Le comble est atteint dans l'un des noeuds de l'argumentation de B. Thibault, celui qui accuse les partisans du Non syndical d'être, en fait - il le suggère sans le dire - les héritiers du stalinisme. B. Thibault amalgame l'appel au vote Non à l'appel à choisir tel ou tel député et utilise les consignes de vote d'autrefois comme argument contre le Non syndical aujourd'hui.

C'est un peu comme un pape qui dirait à ses opposants : "vous êtes les héritiers de l'Inquisition" ! Ce procédé utilise un fait réel : nombre de cadres de la CGT sont porteurs de traditions dans lesquelles une certaine idéalisation du passé (celui de la CGT et celui du PCF) se mêle aux traditions d'indépendance de classe et de combativité du mouvement ouvrier français. Mais si ce genre d'astuces a pu marcher un certain temps, la violence de l'attaque de Bernard Thibault, Jean-Christophe Le Duigou, Maryse Dumas, contre la CGT, clarifie et démystifie les choses : ça ne prend plus !

En voyant Maryse Dumas, hier sur France 2, des milliers de militants, de syndiqués, de travailleurs, ont ressenti le mépris dont ils sont l'objet. Elle a expliqué qu'il est si difficile de faire évoluer la CGT, de "changer de culture" ! La manière de parler de la base militante, la commisération et même l'admiration de certains journalistes connus pour leur libéralisme et leur "européisme" bien pensants, envers ces nouveaux héros du jour que sont B. Thibault, M. Dumas et autres, ces gens si intelligents qui ont tant de mal à faire "évoluer" ces grognards, ces archéos, ces lourdauds, ces prolos-gros-rouge-qui-tache, ces perdants, et à leur faire comprendre la modernité, l'Europe et toutes ces sortes de choses ... tout cela compose un tableau nouveau pour la majorité des militants CGT qui découvrent, atterrés, qu'ils ont une direction qui les prend pour des imbéciles, exactement de la même manière qu'on parle des pauvres à Davos, de la même manière qu'un commissaire européen daigne essayer d'expliquer les belles choses complexes qu'il manie à ces abrutis d'ouvriers, de paysans et autres manuels victimes de sa politique.

L'inconscient est présent dans ce discours pourtant si structuré de B.Thibault. Dés le début l'inconscient parle : "il y a un fossé qui se creuse" dit-il, et assène-t-il à répétition. Il voudrait faire croire que ce fossé oppose ces maudits militants pétris de lutte de classe et les citoyens modernes qui selon lui ne veulent pas que la CGT ait une position syndicale contre le projet de "constitution", il voudrait faire croire à un fossé entre ces anciens, ces pelés, ces galeux, et un salariat moderne qui manifestement n'existe pourtant que dans son imagination. Il a en fait peu d'imagination, le camarade Bernard : il ne fait là que reprendre les antiennes de Maastricht, il y a 14 ans, quand les médias déchaînés opposaient la France qui gagne et roule en 4X4 à la France des gros cons et des beaufs qui perdent : la France du Oui à la France du Non !

Mais en surfant sur ces représentations méprisantes, qui sont des représentations de classe, celles des dominants envers les dominés, des exploiteurs envers les exploités, M. Thibault cesse d'être le camarade Bernard. Par milliers, les militants ont reçu le choc : ils nous méprisent exactement comme Rocard méprise les partisans du Non, exactement comme les eurocrates méprisent les peuples, et c'est là qu'en effet, il y a un fossé entre eux et nous.

C'est là le fait majeur de ces deux derniers jours. Premier évènement : le CCN de la CGT prend une position syndicale indépendante contre la direction de la CGT, battue par 74 voix contre 37. Deuxième évènement (sans lequel les médias n'auraient surtout pas parlé du premier) : la direction de la CGT condamne la CGT, se cabre contre la CGT, menace la CGT.

Des milliers de militants qui pensaient que le Non syndical de la CGT allait de soi et même que B. Thibault était avec eux découvrent qu'il est contre eux, et avec quelle hargne ! Ces militants sont ceux qui viennent de réaliser la grève du 20 janvier et qui préparent les manifestations de demain, du samedi 5 février. Ce sont les mêmes. Ils se rappellent alors des grèves de 2003 quand se discutait dans des assemblées générales la nécessité d'un appel des confédérations à la grève générale. Certains se rappellent même avoir remarqué que, le 25 mai 2003, alors qu'il y avait deux millions de manifestants, B. Thibault avait annoncé 600 000 et bloqué les compteurs à ce niveau. Alors ils s'interrogent avec douleur : pourquoi ?

A l'adresse de ces militants, l'argumentaire de B. Thibault s'ancre dans l'histoire, répétons-le. D'une part, B. Thibault utilise les mauvais souvenirs, ceux du stalinisme, pour tenter, répétons-le, d'entacher ceux qui aujourd'hui s'opposent à sa ligne de soumission politique du syndicat, de les salir avec ce passé qui est pourtant le sien, celui de son appareil à lui ; et il invoque en même temps, justement, la discipline, la cohésion, envers ce passé. Invoquer la bonne vieille discipline et en même temps accuser ceux qui ne la respecteraient pas d'être les héritiers du passé autoritaire, du grand art ! Ce passé, au demeurant, porte un nom dans ce discours subliminal, celui de ... Louis Viannet : "Des camarades estiment que la CGT devrait appeler à voter NON pour ce traité puisque qu'elle a appelé à voter NON au référendum sur Maastricht. J'ai même vu cités les propos de Louis Viannet, prononcés en 92 et sortis de leur contexte, à l'appui de cette démonstration. Sachez, au passage, qu'il n'apprécie guère le procédé."

Le cordon ombilical avec le triste passé où la CGT donnait des consignes de vote est donc à ce point étroit encore chez M. Thibault que, durant un CCN, Louis Viannet lui envoie ses messages ! Et c'est en se réclamant des pensées profondes du même Louis Viannet que M. Thibault nous assène ensuite une démonstration sur le monde qui n'est plus divisé en camps depuis la chute du Mur du Berlin : du grand art, vraiment, du grand art !

Car les camps soviétique et américain au nom desquels ses dirigeants ont impuissanté, paralysé, le mouvement ouvrier pendant des décennies, n'étaient pas la même chose que les classes sociales en lutte, dans le monde entier : travailleurs et capitalistes, les bureaucrates étant avec ces derniers quelles que soient leurs petits conflits. Et c'est au nom de ce rejet après coup, de ce rejet tardif, de l'alignement du mouvement ouvrier sur un camp militaro-stratégique ou sur un autre que M. Thibault dénonce aujourd'hui le Non syndical ! Les partisans du Non seraient-ils des agents du KGB ? ! Et c'est l'héritier de Viannet, de Séguy, de Frachon et de Montmousseau, choisi et sélectionné par ses pairs, entre pairs, dans ce sérail, c'est lui qui vient nous raconter ces fadaises ! Il faut le redire : on est en 2005 et le monde est composé de classes sociales en luttes les unes contres les autres !

Quelle imprudence, et quelle suffisance, tout de même, d'invoquer ici la chute du Mur de Berlin pour s'élever, en tant que Grand Dirigeant, contre un vote où l'on a été battu ! Le secrétaire général de la CGT battu - et magistralement - dans un vote du CCN, la démocratie en marche, la vie syndicale qui renaît : quel bienfait pour la CGT, et qu'il était temps !

Cet acharnement à se présenter ici comme le représentant de la démocratie face à la vieillerie stalinienne, sans la nommer, et en visant en fait la vieillerie que serait supposée être la lutte des classes, est vital pour M. Thibault. C'est la dernière ficelle de l'arc - tout du moins sur le plan de l'argumentation. Le but de l'opération, qui n'a aucune crédibilité vue de l'intérieur, mais qui est relayée par les médias pour le pays, c'est de faire croire que l'évènement, c'est que la CGT, quand elle se prononce contre une "constitution" capitaliste et anti-démocratique, n'est pas démocratique. Par contre quand on refuse la grève générale, qu'on sauve Chirac, qu'on truque les chiffres de la manifestation du 25 mai 2003, c'est démocratique !

Quand on isole boites par boites et qu'on accule au désespoir les salariés en butte aux délocalisations, c'est démocratique ! B. Thibault proclame au monde qu'il y a un problème de démocratie à la CGT. Nul n'en doute. Quand le Grand Chef piétine ouvertement les décisions de l'instance la plus représentative de la confédération, il y a en effet un problème.

Il a empêché - aidant ainsi F. Hollande face au PS - son organisation de prendre position pendant un semestre entier au nom d'un débat qu'il a pris soin de ne pas organiser. Là où il y a eu débat le résultat est sans appel pour le vote Non, mais cela il le dénigre maintenant en expliquant que ce sont les militants "les plus branchés" qui ont manipulé les structures. Et le ton de la menace, le ton du chef qui menace d'exclure, transparaît sous chaque phrase du moderniste et dynamique rénovateur. Sous la phrase "démocratique" le gros bâton est visible.

Son discours est en effet un discours de menace. Menace contre l'autonomie des fédérations et des UD et UL. Condamnation du fait que des représentants soient mandatés à un CCN ! Menace contre la tradition fédéraliste du syndicalisme et l'esprit confédéral. Menace de casser la CGT. A plusieurs reprise il le dit : la CGT est en péril, la CGT "n'y résistera pas". La CGT ne résisterait pas à un appel syndical au vote Non. Thibault le dit. Au mépris de la démocratie, au mépris du vote, il clame, à l'instar d'un Hollande clamant qu'il ne saurait y avoir de "Non socialiste" : "Il n'y aura pas de vote syndical, mais des votes de citoyens".

Si, il y aura vote syndical ! Et c'est ainsi, par le vote du mouvement social, le vote des luttes, le vote de l'unité contre Chirac et les patrons, qu'on les battra ! Est-ce cela que M. Thibault veut empêcher ?

M. Thibault a ici des idées pour le moins embrouillées quand à ce que pense la base. Car il déclare n'avoir aucun doute sur le fait qu'une majorité écrasante de syndiqués CGT sont pour le vote Non ! Et cela ne l'empêche pas de gémir au nom des "courageux" qui veulent voter Oui : retirer le droit à la parole, retirer l'outil syndical, à ceux qui par le Non syndical veulent battre cette constitution des patrons, cela ça ne le gène pas ! Et il nous parle de démocratie ! Si ce n'était pas faire injure aux surréalistes on pourrait trouver cela surréaliste ...

Il nous fait d'ailleurs une étrange bouillabaisse entre "adhérents" et "syndiqués", on a parfois l'impression à le lire que ce ne seraient pas les mêmes. Curieux ...

Bernard Thibault a peur : "... il ne faut pas sous-estimer l'impact que représenterait, pour beaucoup de syndicalistes européens, une déclaration de la CGT qui pourrait être perçue comme une volonté de rupture."

Rupture avec quoi ? Avec la CES et sa direction ? Assurément, B. Thibault veut protéger les dirigeants du DGB, de la CGIL, en leur donnant le soutien de la très réputée CGT française contre les questions et les contestations grandissantes de leurs propres syndiqués. B. Thibault a peur d'un véritable syndicalisme européen qui ne peut se construire que contre la "constitution". Et peur, enfin, d'un véritable syndicalisme mondial qui ne consistera pas, après la chute des "camps" qu'il évoque par ailleurs, dans l'oecuménisme d'ONG entre une CISL bureaucratisée et la très chrétienne CMT. Il a peur de se mettre "hors jeu" par rapport, non pas à la classe ouvrière, mais aux séminaires et salons feutrés de ces Messieurs ...

On notera l'absence absolue de tout argument concernant le contenu du traité constitutionnel dans ce discours. Là n'est manifestement pas le problème pour B. Thibault. Il se contente de ressortir sur la fin la grosse blague selon laquelle la Charte des droits fondamentaux (titre II du traité) serait une conquête, alors que ce texte, qui remplace au passage le "droit au travail" par le "droit de travailler" et qui ne reconnaît pas le droit à la sécurité sociale et aux services sociaux, indique explicitement que tous ces droits, que les Droits de l'Homme et du citoyen et les droits des femmes, donc, ne sont valables que tant qu'ils ne contredisent pas la "libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux ainsi que la liberté d'établissement" (art. II-122-2, voir l'article de Bernard Cassen dans le Monde diplomatique de ce mois). Et bien B. Thibault dit en passant qu'il faut soutenir cette chose car, voyez-vous, c'est "le libéralisme" qu'il s'agit de combattre et l' "Europe sociale" qu'il s'agit de construire ! Pitoyable ramassis de sophismes qui vaut bien la promesse d'un "avenir radieux" ! "Ce n'est pas le sort du référendum qui dépend de notre discussion, chers camarades, c'est l'avenir de la CGT." C'est bien entendu le résultat du référendum qui dépend très largement du Non syndical et de la jonction entre le mécontentement et la volonté de lutte des travailleurs et le vote Non, et c'est contre cette jonction que, y compris en expliquant que les travailleurs sont des gens indifférents à ces choses là - une conception méprisante là encore - lutte B. Thibault. Et c'est aussi, en effet, l'avenir de la CGT, comme de l'ensemble de la gauche et du mouvement ouvrier en France.

Soit la CGT joue son rôle et contribue à la défaite de Chirac. Soit elle est normalisée et contribue à la défaite des travailleurs. Elle risquerait alors de ne pas s'en remettre.

Contrairement à ce que veut faire croire B. Thibault le résultat du référendum va peser lourdement sur les rapports de force sociaux en France et en Europe. Alors se pose une question : les chars de la normalisation sont-ils prêt à sortir des hangars ? Le secrétariat confédéral du 8 février va-t-il dénoncer la CGT ? Nul doute qu'ils en crèvent d'envie. Le PCF, qui en tant que tel n'est pour rien dans ce psychodrame puisque ses militants, dont B. Thibault n'est pas le moindre, s'affrontent dans le syndicat, n'a officiellement pas de position mais l'article paru après une journée de réflexion dans l'Huma laisse entendre qu'on pourrait revenir sur la position prise par le CCN.

Il y a un synchronisme étroit entre l'envie de B. Thibault et son équipe de normaliser, et les velléités répressives de la direction du PS envers les partisans du Non socialiste (non pas le Non du PS, mais bel et bien le Non socialiste). Chirac et le MEDEF en ont besoin. La situation sociale commence à se tendre à nouveau : tout peut basculer d'un côté ou de l'autre. Dans ce balancier, le référendum aura une place essentielle.

Pour la CGT, pour l'ensemble du syndicalisme, l'alternative se met en place : ou l'unité pour le Non, ou l'affaiblissement, la division et la dislocation. Les forces neuves que la CGT a reçues dans les entreprises en 2003 sont des forces actives pour le Non. Une CGT démocratique, c'est une CGT pour le Non, et qui serait capable d'initier la réunification du syndicalisme français sur la base de son indépendance, contre les patrons, l'Etat et leur Union Européenne.

Vincent Présumey

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NOTE de do :

Pour voir le texte du CCN (Comité Confédéral National) de la CGT appelant à voter NON :
http://mai68.org/ag/781.htm

Pour voir une réaction de sympathie au texte du CCN de la CGT, pous pouvez cliquer ici :
http://mai68.org/ag/782.htm

Pour voir la réaction du chef de la CGT (Bernard Thibaud) à ce texte, pous pouvez cliquer ici :
http://mai68.org/ag/783.htm

 


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