6 janvier 2002
Interview d'Iratxe Sorzabal recuelli par le quotidien en langue basque Egunkaria.
Après "cinq jours d'enfer" entre les mains de la garde civil fin mars 2001, Iratxe Sorzabal reste terriblement marquée.
Après trois ans d'incarcération, elle fut livrée par la France à l'Espagne qui l'a incarcéré peu après et sauvagement torturée. Il n'existait aucune demande d'extradition à son encontre. Elle témoigne aujourd'hui directement :
"je ne peux plus vivre une vie normale"
Quelle est ta situation actuelle ?
Je n’ai pas une vie normale. Pas mal de temps s’est écoulé depuis qu’ils m’ont libérée, mais je n’ai pas une vie normale. Je ne peux pas. Je ne sors pas de chez moi. J’ai peur.
Peur d’une nouvelle arrestation ?
Oui. J’ai encore tout cela en tête. Si je sors dans la rue, il me semble qu’à tout moment ils m’arrêteront à nouveau, Que tout va recommencer.
Quelle est cette peur, peur de leur vengeance ? Une autre peur ?
C’est tout cela. C’est, en fin de compte, qu’il m’arrive une nouvelle fois ce qu’il m’est déjà arrivé ou ce qu’il est arrivé à tant de basques. On dirait qu’on peut t’embarquer à tout moment juste parce que tu es abertzale. J’ai dans ma tête les images de ces cinq jours. Je ne peux pas. Je ne peux pas.
Comment as-tu vécu ces cinq jours-là au commissariat ?
Se rappeler de ça, c’est avant tout une sensation. C’est la sensation de ce qui reste à l’intérieur qui te vient. Beaucoup d’images me reviennent en tête et tout ce qu’ils m’ont fait… voir… Je commence à me remémorer et … Je ne peux pas.
Depuis, tu prends conscience de ce qui t’est arrivé ?
Oui, oui. Avec le temps, tu prends conscience et tu le vois avec un autre recul. C’est passé, mais les conséquences de la torture ne commencent pas à apparaître durant ces cinq jours, mais à partir du sixième jour. C’est alors que tu commences à penser à tout cela. À partir de là tu commences à être une autre personne.
Depuis cette expérience, ta vie ne peut plus être la même ?
Il est évident que tu peux la surmonter et que je vais, moi aussi, la surmonter. La vie continue et tu dois surmonter cela. Tu sais où tu es et pourquoi ils t’ont fait ça. La torture est, en fin de compte, une arme de l’état. Mais différente. Tu vois les choses autrement. Je ne peux, actuellement, mener une vie normale. C’est donc que quelque chose a changé.
Il existait déjà des témoignages sur la torture. Jusqu’à ce que ça t’arrive, tu imaginais ce que ça pouvait être ?
Tu ne peux pas imaginer. J’ai, pendant des années, lu des témoignages, j’ai discuté avec des gens qui avaient été torturés. Il y a toujours cette peur de l’inconnu. On ne peut pas l’expliquer tant qu’on ne l’a pas vécu. On ne peut pas exprimer ce que l’on ressent, car j’ai ressenti quelque chose que je n’avais jamais vécu. Je n’ai jamais ressenti de telles douleurs physiques. Je n’aurais jamais cru pouvoir sentir une telle douleur et pouvoir y survivre. Et je n’ai jamais ressenti une telle peur. Tu ne peux pas imaginer ce que ça peut être tant que tu ne l’as pas vécu. C’est alors que tu te rends compte de ce que c’est.
Au moment où cela t’arrive, as-tu peur de mourir ?
Oui, oui. Mais plus que la peur, l’envie. Je n’avais pas peur de mourir, j’en avais envie. Tu ne peux pas, mais si tu en avais la possibilité ? C’est à cela que tu penses dans ces moments-là. Plus tard, avec le temps, Je me suis fait très peur en repensant que je voulais mourir. Je n’ai jamais eu envie de mourir. Mais à ce moment-là oui, comme un apaisement, ou, tout du moins, comme une envie d’en finir avec tout cela. C’est pourquoi on ne peut pas expliquer ces choses-là : On ne vit pas ces sensations –l’envie de mourir-.
Au-delà de la douleur physique, y-a-t-il une haine envers les tortionnaires et une douleur morale, ou la douleur prend-elle le pas sur tout le reste ?
Non, non. La douleur physique est une chose, mais les deux sont présentes. La douleur psychologique est la plus forte. Ce qui reste est psychologique. En pensant que ça pourrait recommencer et aussi en pensant à tout ce qu’ils t’ont fait, tout ce qu’ils t’ont fait signer, le fait de dénoncer les copains, de signer tout ce qu’ils te disent… C’est, finalement, qu’ils ont gagné dans ce sens : qu’ils ont obtenu ce qu’ils voulaient. Ils te présentent une déclaration, te la font apprendre par cœur, signer et ils sont vainqueurs.
Tu dis que tu as duré (survécu ?). Comment cela t’a-t-il été possible ?
Je savais que cela durerait cinq jours et qu’au bout de ces cinq jours, je passerais devant le juge et que ça serait terminé. Tu ne contrôles pas trop la notion du temps. À ce moment, tu ne sais pas combien de jours sont passés ou pas, mais tu sais que ça finira. En plus ce ne sont pas cinq jours mais cinq jours et cinq nuits. Quand tu es dehors, tu trouves que cinq jours passent très vite. Mais ces cinq jours et cinq nuits m’ont paru bien plus longs que les deux ans que j’ai passés en prison. Car il n’y a aucun moment de pause. Ce sont des jours, des heures, des minutes…
Tu as vu un médecin légiste. La première fois tu n’as pas osé lui raconter quoi que ce soit …
Non. La première fois, je ne croyais même pas que c’était un médecin légiste. Je pensais que c’était un garde civil, comme les autres. Cela dura un moment, ils m’ont conduite dans une salle. Un homme est apparu, et m’a déclaré qu’il était médecin légiste. Je ne l’avais pas cru. J’étais très très mal et je sursautais chaque fois qu’il s’approchait de moi : non, ne me touchez pas, laissez-moi… Il m’a demandé de me calmer. Je suis restée une demi-heure, en tremblant sur une chaise, sans rien dire. Je ne pouvais pas…
La deuxième fois…
Le lendemain, je lui ai parlé. Le premier jour, lorsque le médecin était parti et qu’ils m’amenaient pour un autre interrogatoire, ils se foutaient tous du légiste en rigolant. Il leur avait dit qu’il m’avait trouvée très mal en point et très nerveuse, que j’avais besoin de calme et de sommeil. Ils criaient contre lui. À ce moment-là, j’ai pensé : j’espère que c’est un médecin… Le lendemain j’étais démolie. Tout m’était égal car je n’en pouvais plus. Quand ils m’amenèrent devant lui, j’ai pensé qu’il pouvait être médecin, et que si c’était le cas, qu’il pouvait peut-être faire quelque chose. Qu’au moins il resterait des preuves… Et que si ce n’était pas le cas, qu’ils ne pouvaient pas m’en faire plus… C’est à ce moment-là que je lui ai montré mes blessures. C’est là que je me suis rendu compte des blessures, ils m’avaient torturée sans arrêt jusque-là, et je n’avais même pas eu le temps de voir mon corps. Je le lui ai montré et il a pris peur et il m’a dit qu’il fallait m’amener à l’hôpital. Les gardes civils n’en avaient aucune envie. Ensuite, un autre est venu, pour voir. Il constata lui aussi, et ne put refuser cela.
Même à l’hôpital tu étais sous régime d’isolement ?
En plus, au début, ils me conduisirent auprès d’un médecin et les gardes civils étaient à côté. Le médecin me demandait ce que j’avais. Et comment pouvais-je lui répondre avec les autres à côté ! Je ne pouvais pas ouvrir la bouche !Finalement, il leur a demandé de sortir.
Pendant ton isolement, tu as vu un avocat commis d’office. Quel fut son comportement ?
Ils me firent faire des déclarations et à chaque fois me dirent qu’il y avait un avocat commis d’office. Je pense que c’en était, mais je ne savais pas si c’était vrai… Je me souviens d’une femme. Je suis entrée dans une pièce, il y avait une table, les gardes civils s’y installèrent et l’avocate commis d’office était derrière eux. Je ne pouvais même pas le regarder. Quand ils me firent entrer, je ne pouvais même pas marcher. J’étais portée par deux gardes civils et ils me posèrent sur une chaise, me firent déclarer, me soulevèrent pour m’asseoir sur une autre chaise pour me faire, eux-mêmes signer. Je me souviens que la femme s’est rendu compte que ce n’était pas normal que l’on me porte ainsi. Elle demanda ce qui se passait. Tout de suite, un garde civil lui dit : " Tranquilisez-vous, ce n’est rien, elle est un peu fatiguée ". Alors, la femme s’adressa directement à moi. J’avais peur de la regarder, car ils m’interdisaient de la regarder. À ce moment-là, je ne pouvais pas dire ce qu’ils étaient en train de me faire subir. Je ne savais pas ce qui m’attendait. Je la regardais terrifiée…
Quelle fut l’attitude du juge lorsque tu déclaras devant lui ?
Buf ! Le juge ne m’a pratiquement pas regardé. Il m’a lu tout ce qui m’était reproché, m’a demandé si j’avais quelque chose à déclarer. Mais il ne voulait pas me regarder…
Parcequ’il savait ce qu’il t’était arrivé ?
Bien sûr qu’il savait ! J’en suis sûre. Lui et tous les juges de l’Audiencia Nacional.
Lorsque tu étais incarcérée en France, tu avais entamé une grève de la faim, ils t’avaient expulsée et ne t’avaient pas torturée. Tu étais remise en liberté après ton expulsion, Mais ils t’arrêtèrent quelques mois après. Craignais-tu qu’une telle chose pouvait t’arriver ?
Oui. Cela pouvait se produire. Ils me le rappelèrent eux-mêmes. Et bien rappelé en plus : ils me parlèrent en rigolant de ma grève de la faim et me cassèrent le moral. Ils me rappelèrent dans quel état j’étais, je pesais 38 kilos, que j’allais tomber en continuant ainsi. Ils me dirent qu’ils m’avaient laissés récupérer. Ils m’avaient attendue.
Quel bilan tires-tu de l’attitude du Gouvernement Basque après la parution des photos ?
Très timorée. On aurait dit qu’elles étaient trafiquées. En plus, eux savent très bien que la torture est une pratique courante ici, que leur propre police torture. Ensuite tu compares avec d’autres histoires, pour le moindre ersatz de soupçon contre une personne, ils mènent de véritables rafles… Et ensuite, lorsque tu leur parles d’un cas de torture, " nous aviserons, nous allons vérifier la nature des preuves… ". Et ce, malgré la parution des photos et les témoignages des médecins légistes. Et de toute façon, ça ne sert à rien, puisque peu de cas sont rendus publics. Il semblerait que je sois une privilégiée. On croirait qu’au Pays Basque, il n’y a qu’Iratxe Sorzabal qui ait été torturée et ça me fout la haine. Combien de personnes se sont-elles fait torturer cette année ?
Et l’on dirait qu’en " dénonçant " un cas isolé… Et regardez le résultat ! On demande des éléments au Ministère espagnol, afin de mener une enquête… Mais quel type d’enquête sont-ils donc en train de mener ? Ils n’ont qu’à parler avec moi. Mais pas seulement avec moi !
L’attitude du Gouvernement Espagnol ?
Elle est très claire. Ils ont toujours utilisé la torture. C’est leur arme quotidienne. Le seul truc, c’est qu’ils ne veulent pas l’admettre publiquement, car cela nuirait à cette image de démocrates. Mais ça fait partie de leur stratégie, et il n’y a rien de neuf.
Vous avez pris des initiatives auprès des structures internationales afin de faire condamner l’Espagne ?
Lorsque j’étais incarcérée –à Soto del Real- les membres de CPT (Comité de Prévention contre la Torture du conseil Européen) sont venus me voir. Ils sont allés voir quelques prisonniers politiques basques et nous ont demandé ce qui s’était passé. Le problème, c’est qu’il se passe beaucoup de temps avant qu’ils ne puissent publier quoi que ce soit, puisque le gouvernement espagnol a le droit de veto. Amnesty International aussi réalise ce travail.
La législation européenne stipule que les états doivent respecter les règles minimales des droits de l’homme. Si l’Espagne ne le fait pas, l’Europe pourrait la condamner, non ?
Cela aussi est arrivé il y a longtemps. Cette loi existe encore en Europe. Et il en est de même avec les expulsions : On ne peut expulser une personne vers un autre état si les droits basiques n’y sont pas respectés. Ces droits ne sont pas respectés par l’état espagnol et pourtant à combien d’expulsions l’état français a-t-il procédé ? En fin de compte, ils sont tous complices.
Le fait que le gouvernement français suive toujours la même voie signifie-t-il qu’il se voile volontairement la face ?
Non, non. L’attitude du gouvernement français n’est pas celle d’un complice, mais bien celle de quelqu’un qui est totalement impliqué dans le conflit. Et pas seulement parcequ’il arrête et livre des basques. En fin de compte il prend part à la répression. Il réprime le Labourd, la Basse-navarre et la Soule.
A-t-on fait parvenir des preuves des tortures qui t’ont été infligées au Gouvernement français ? Ont-ils répondu à ce sujet ?
Pas que je sache. La procédure administrative qui a permis mon expulsion est toujours en vigueur. Souvent, la plupart des expulsions sont déclarées illégales par des tribunaux administratifs, bien des années après l’expulsion. Pour lors, les gens sont déjà expulsés, torturés, incarcérés.
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Note de do : pour lire les preuves des terribles tortures subies par la jeune basque Iratxe Sorzabal aux mains de la Garde Civile, cliquer ici :
Vive la révolution : http://www.mai68.org
ou :
http://www.cs3i.fr/abonnes/do
ou :
http://vlr.da.ru
ou :
http://hlv.cjb.net